28/06/2021
Elles battent du plat de leurs mains leurs poitrines nues, scandent des chants tout en amassant des branches arrosées de schnaps… Ce 21 mai 2013, à Lomé, des prêtresses invoquent la puissance vaudoue pour aider la justice à faire la lumière sur le décès d’Étienne Yakanou, un militant de l’Alliance nationale pour le changement (ANC) incarcéré dans le cadre de l’enquête sur l’incendie du marché de Lomé, victime d’un malaise cardiaque. « Que les militaires responsables de sa mort soient punis ! » lance l’une d’elles.
Politique, justice et vaudou. Un mélange qui n’a rien d’exceptionnel dans la capitale togolaise, où le marché aux fétiches du quartier d’Akodésséwa est l’un des lieux les plus courus par les adeptes vodounsi de la sous-région. Il n’est pas rare d’y croiser de riches hommes d’affaires nigérians venus acquérir quelques ossements qui serviront à la confection d’amulettes porte-bonheur ou protectrices.
Il faut se rendre au Bénin voisin pour trouver les racines de ce culte ancestral. Le cœur pavé et boisé de la ville historique de Ouidah, à 40 km à l’ouest de Cotonou, est un carrefour de spiritualité. Sur la gauche du vaste square baptisé Benoît-XVI en 2011 (année de la visite du souverain pontife) surgit le clocher de la basilique de l’Immaculée-Conception, achevée en 1909 – ce qui en fait la première de toute l’Afrique de l’Ouest. Mais si les visiteurs affluent, c’est moins pour le charme de l’architecture néogothique de l’édifice catholique que pour le Temple des pythons qui lui fait face.
D’ailleurs, les missionnaires chrétiens arrivés au début du siècle dernier sur la côte, à 4 km au sud, n’ont choisi ce site que pour évangéliser en priorité les adeptes du vaudou, ce culte controversé que le royaume du Dahomey (XVIIe-XIXe siècles) avait institué en assemblant de façon disparate, non hiérarchisée, des liturgies disponibles chez les Ashantis du Ghana et chez les Yoroubas du Nigeria. Ouidah est devenue la capitale de ce qui est aujourd’hui considéré comme une religion traditionnelle africaine. Les vodounsi viennent du monde entier, notamment des Caraïbes, pour retrouver les racines de cette culture emportée par les esclaves, dont Ouidah fut l’un des grands ports d’embarquement avec près de 2 millions de départs. Dieu du fer, fosse aux pythons, jarre des purifications, fétiches… Ici, tout l’imaginaire vaudou est à portée de main.
À quelques kilomètres du temple, la forêt sacrée du roi Kpassè (du nom du fondateur de la ville, au XIVe siècle), aujourd’hui menacée par l’urbanisation, est un autre haut lieu du culte. Les dieux du panthéon vaudou y sont représentés par des œuvres conçues en 1993 lors du Festival mondial des cultures et arts vaudous, un événement qui a permis les retrouvailles des chefs religieux, des artistes et des intellectuels d’Afrique et des Amériques. Cette année-là marque en effet le retour dans la légalité de cette religion bannie par Mathieu Kérékou.
À l’arrivée au pouvoir du commandant, en 1972, aucune doctrine ne peut subsister hormis celle du marxisme–léninisme, dont il se revendique. Une véritable chasse aux sorcières s’engage, les cérémonies et les rassemblements sont interdits, les temples détruits, les hougans (prêtres) entrent dans la clandestinité. Ironie du sort : bien des années plus t**d, Kérékou le révolutionnaire ne se séparera plus de son marabout ; son héritage mystique a repris le dessus.
Il a néanmoins fallu attendre l’arrivée au pouvoir de son successeur, Nicéphore Soglo, en 1991, pour que le vaudou retrouve peu à peu sa place dans la culture béninoise. Ce même Soglo qui – lui et son entourage en sont persuadés – fut terrassé par un çakatu (mauvais sort) au lendemain du premier tour de l’élection. Son fils, Léhady, racontait dans les colonnes de Jeune Afrique : « Il souffrait le martyre, il avait l’impression qu’on lui plantait des aiguilles partout. » Après un court séjour à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, Soglo remporte le scrutin et, fébrile, prête serment. Les médecins français diagnostiquent un empoisonnement.
Après sa victoire, le nouveau chef de l’État rencontre les grands hougans et choisit le 10 janvier comme fête nationale – une date qui aurait été délivrée par un oracle. Depuis 1998, c’est même un jour férié. Selon Nicéphore Soglo, « aucun homme ne peut avoir confiance en lui-même et se considérer comme acteur de son histoire et du développement de son pays s’il ne se reconnaît pas dans sa culture, s’il n’est pas fier de son identité ». Peut-être aussi a-t-il considéré « le vaudou comme un enjeu politique » dont il fallait canaliser le développement, sans quoi il « deviendrait rapidement un danger », écrit le sociologue et théologien haïtien Laënnec Hurbon.
Retour dans la forêt du roi Kpassè. Toucher l’iroko sacré, censé être la réincarnation de ce régent disparu sans sépulture, est un passage obligé. Cet arbre multicentenaire aurait le pouvoir de réaliser les vœux. Avec un interdit à respecter impérativement : ne pas souhaiter du mal à autrui. Plusieurs mois avant la présidentielle française, Jean-Marc Ayrault, alors député-maire de Nantes, se serait soumis au rituel. Sa demande ? Que François Hollande soit élu président de la République et le nomme Premier ministre… Vœu exaucé.
De nombreux hommes et femmes politiques touchent cet arbre, souvent par jeu, parfois avec de réels espoirs de réaliser un rêve ou de conjurer un mauvais sort. Certains privilégient une visite nocturne, à l’abri des regards et des éventuels quolibets. On touche à ce que ce culte à de plus mystérieux, mais aussi de plus controversé. Un domaine inaccessible aux profanes, qui doivent se contenter de ce qu’on veut bien leur montrer. « Lors des élections, tous les partis demandent des cérémonies et des prières. Évidemment, tout cela se fait dans le secret », témoigne le Français Jean-Paul Christophe, un prêtre vaudou blanc qui exerce au Togo.