16/11/2024
📚 Un peu d'histoire 📖
Avant toute chose, quelques explications sur ces enclaves particulières que sont les cimetières au cœur des villes. À la fois très présents, car ils représentent une importante superficie, et très mystérieux car le plus souvent entourés de hauts murs, de haies de persistants épaisses et infranchissables, de clôtures, de barrières, on ne peut pas dire qu’ils soient ouverts sur le monde, sauf de rares exceptions. D’ailleurs nous les longeons ou les contournons régulièrement lors de nos trajets mais lorsque nous franchissons le portail, c’est le plus souvent contraints et forcés par une cérémonie douloureuse ou pour souscrire sans nous y attarder au rite du fleurissement de la Toussaint. Rien de très positif dans le regard que nous y portons. Il faut bien l’admettre, notre société a pris l’option de soustraire nos morts à notre vue et les murailles permettent aux vivants de continuer leurs occupations sans état d’âme. Il n’en fut pourtant pas toujours ainsi.
Au Moyen Âge, les inhumations chrétiennes se font au plus près de Dieu pour accéder plus vite au Ciel et les fidèles sont ensevelis dans les églises, dans des chapelles latérales, une crypte ou directement sous le dallage, à faible profondeur. Réservée au départ au clergé et aux nobles, cette coutume se démocratise aux bienfaiteurs et donateurs de la paroisse, tant et si bien qu’elle engendre un vrai problème de "surpopulation". Le Parlement de Bretagne s’en inquiète le 19 août 1689 en ces termes : « La plupart des fidèles sont portés à désirer être inhumés dans les églises et au lieu de contribuer à les entretenir, ils les rendent non seulement malpropres mais ils en ruinent le pavé de telle sorte qu’il en coûte beaucoup pour le réparer. »
Les travaux de restauration de nos églises mettent d’ailleurs régulièrement au jour de nombreux ossements, situés juste sous les dallages. Jusqu’au XVIIIe siècle, pour les vivants, la fréquentation régulière des églises n’est pas de tout confort. On brûle de la résine et du soufre pour rendre les offices supportables mais la situation devient insoutenable et l’air vicié engendre force épidémies. En août 1719, les inhumations sont interdites dans les églises en Bretagne, malgré de nombreuses protestations. En septembre 1774, le Parlement de Toulouse rend le même arrêt à cause des contagions effroyables qui résultent de ces inhumations. On enterre désormais à l’extérieur, un peu partout dans les clos autour des églises en tâchant d’obtenir une place au plus près de l’abside, « lieu sacré ». Ces cimetières deviennent des espaces publics, des sortes de places de village, des lieux de rencontres et même de commerce, voire de jardinage. À Quimper, il faut légiférer en 1710 et il est interdit « que des merciers soient dans les cimetières, qu’on y expose ou vende des fruits ou autres marchandises, qu’on y mette aucun meuble profane, que l’on y tienne des audiences, que l’on étende dans les cimetières des linges pour sécher et qu’on n’y sème aucun grain ».
Les nombreuses épidémies de peste et de choléra montrent que la situation est toujours aussi critique, d’autant que les morts sont enterrés à trop faible profondeur et régulièrement ramenés à la surface. Bien sûr, tout ceci se passe alors à la vue de tous. Côtoyer la mort de près, dès le plus jeune âge, est le quotidien de chacun à cette époque.
Louis XVI met fin à ces pratiques par un édit royal du 10 mars 1776 pour cause d’insalubrité, de contagion, de pollution des eaux des puits. Les défunts sont alors dirigés extra-muros dans de plus grands cimetières, qui vont permettre une meilleure gestion en termes de salubrité publique. Avec cet édit, ils perdent leur place au cœur de la communauté des vivants – c’est le début de la relégation. Ils ne font plus partie de la vie quotidienne, on va seulement les visiter.
Napoléon Ier renforce cette loi et y inscrit la notion de tombe individuelle. Les nouveaux cimetières, obligatoirement installés hors des villes et villages, connaissent les premières règles paysagères avec le conseil de plantations d’arbres et de haies.
La loi du 15 novembre 1887 fonde le principe du choix des obsèques, car elle permet à toute personne majeure de choisir en toute liberté et de faire connaître son mode de sépulture et les conditions de ses funérailles.
Le 28 décembre 1904 scelle la séparation de l’Église et de l’État et donne aux communes le monopole dans l’organisation des funérailles. Les enterrements peuvent être laïcs ou religieux et se conformer à différents rites.
La révolution industrielle, qui engendre des fortunes, voit arriver le faste. Il convient de marquer sa réussite par l’édification d’un tombeau plus grandiose, plus original que celui de son voisin. On ne quitte pas ce monde en toute humilité sous quelques touffes de violettes.
L’expression du culte catholique triomphe en une profusion artistique quelque peu ostentatoire, notamment dans les cimetières des grandes villes où la statuaire et les aménagements deviennent une copie du développement urbain, avec de larges allées bordées d’arbres nobles symboles d’éternité comme les ifs, le houx, les cyprès dans le Sud. Au XIXᵉ, les cimetières s’organisent en divisions, carrés et rangées, il y est question d’ordre, de décence et de dignité. On sépare les quartiers riches des quartiers pauvres, le coin des indigents. La religion ne semble pas militer pour l’égalité des chances lors du dernier voyage.
Il n’est pas étonnant que, petit à petit, la place de la nature s’y fasse plus discrète. Les grandes guerres détruisent de nombreux cimetières et leurs arbres, qui sont peu remplacés. L’avènement du béton industriel remplace les simples tombes et permet d’impressionnants alignements de caveaux. Les allées se couvrent de gravillons. Les pierres tombales d’importation à bas coût, façon marbre poli, et la généralisation de l'emploi du désherbant jusque dans les moindres recoins, signent la fin des cimetières-jardins où il était naturel d'aller entretenir sa tombe le dimanche en égrenant la généalogie d'un village.
Et ailleurs ?
Les pays anglo-saxons, marqués par le dépouillement protestant, n’ont pas succombé à l’ostentation et au bétonnage et gèrent différemment leurs cimetières. L’herbe tondue étend un linceul uniforme sur ceux qui quittent ce monde. Des arbres leur font ombrage, symbolisant le lien entre terre et ciel. En Allemagne, les tombes sont plantées et entretenues comme de véritables mini-jardins, composés minutieusement et fleuris au fil des saisons.
Aujourd’hui, les cimetières et le marché du funéraire sont en pleine mutation. Les nouveaux textes de loi dont les deux plus importants – la loi n° 2008-1350 du 19 décembre 2008 qui assimile les cendres d’un défunt à un corps et la loi Labbé qui interdit l’usage des pesticides –, chamboulent profondément un demi-siècle de pratiques. Pour être en conformité avec ces lois, les communes doivent changer rapidement de méthodes et développer une vision et un plan de gestion à long terme. Certaines n’y réfléchissent que sous la contrainte alors que d’autres ont vu dans cette modification de la législation une magnifique opportunité d’ouverture vers la société et en profitent pour initier des projets aussi créatifs qu’écologiques.
Nous vous proposons, en ouverture de cet ouvrage, d’arpenter ensemble quelques cimetières pionniers ou d’autres, plus traditionnels, qui n’ont jamais cédé à l’appel des sirènes de la modernité et ont su conserver leur savoir-faire, tant en matière d’entretien des lieux que de préservation du lien social.
- Funérailles écologiques, pour des obsèques respectueuses de l'homme et de la planète. Éditions Terre vivante -