12/10/2025
« LEURS PAROLES N'ONT JAMAIS AUCUN CRÉDIT » : l’impossible dialogue entre les patients en psychiatrie et les juges
ENQUÊTE | « La santé mentale sans consentement » (2/3). Depuis une loi de 2011, les juges contrôlent la régularité des mesures de soins psychiatriques imposées contre leur volonté à des malades. Les audiences, tenues au sein des hôpitaux, révèlent l’équilibre difficile entre protection des patients, défense de leurs droits et sécurité de la société.
M. S. est venu accompagné d’infirmiers en blouse blanche au rez-de-chaussée du bâtiment de l’hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse, à Marseille. Il est plutôt volubile, même si sa voix est pâteuse en raison des médicaments prescrits à haute dose. M. S. décrit les conditions de son hospitalisation en psychiatrie depuis neuf jours. Les pompiers ont débarqué chez lui, relate-t-il, et l’ont emmené à l’hôpital. Dans la nuit, il s’était mis à faire le ménage bruyamment, déplaçant des meubles. «C’était 2 heures du matin. Les cancrelats, je voulais les exterminer. Peut-être que ça a inquiété ma mère.»
Quelques jours plus tôt, le trentenaire avait manqué son dernier rendez-vous chez son médecin psychiatre. Sa mère a prévenu les secours puis signé les papiers pour son hospitalisation sans consentement. « Des infirmiers m’ont dit que j’étais violent, mais je n’ai pas de souvenirs. Aujourd’hui, je suis stable, je prends mon traitement et je ne comprends pas pourquoi on me garde alors qu’on a mis en place des rendez-vous réguliers », indique-t-il en évoquant le diagnostic de bipolarité formulé par les médecins. « Quand on rigole, on me dit que c’est la maladie qui survient, mais ils veulent que je reste en dépression ? », questionne M. S., père de deux enfants, en attente d’une pension d’invalidité. Avant d’apporter sa propre appréciation : « Ils veulent que je sois toujours sédaté. »
Devant lui, dans une pièce où des panneaux de bois contreplaqué reproduisent l’apparence d’une salle d’audience, se tient une magistrate, Clara Grande, 43 ans, chargée de vérifier la régularité de la procédure. « Je ne suis pas médecin, a-t-elle prévenu au début de l’audience. Mon rôle, c’est de contrôler la mesure d’hospitalisation que vous n’avez pas choisie. » La juge écoute patiemment le père de famille puis son avocate, commise d’office. L’essentiel se joue pourtant à l’écrit, à partir des certificats médicaux versés au dossier. Les médecins ont consigné la longue liste des troubles constatés lors des différents examens : « décompensation de son trouble thymique sur rupture de traitement et de suivi », « humeur exaltée », « idées délirantes mystiques non critiquées avec des conduites de mise en danger et hostilité par intermittence ».
La magistrate dispose de quelques heures pour délibérer à partir du code de la santé publique et de la jurisprudence de la Cour de cassation, très précautionneuse face au pouvoir et à la responsabilité des psychiatres. « Les certificats médicaux établis pendant la période d’observation font état de la persistance de certains troubles et démontrent la nécessité de maintenir la mesure d’hospitalisation complète », écrira la juge Clara Grande dans sa décision. Conséquence : M. S. reste hospitalisé contre son gré. Avec un prochain rendez-vous devant un juge six mois plus t**d, sauf si ses médecins décident de le laisser partir d’ici là.
PROCÉDURES RAPIDES
La voix éraillée d’un patient face à l’autorité des médecins. La liberté suspendue d’un homme ou d’une femme face à la sécurité des autres. La protection d’un individu face aux violences qu’il pourrait commettre contre lui-même. La difficulté de juger face à des patients qui peuvent se trouver dans le déni total de leur maladie. Des dizaines d’audiences ont ainsi lieu discrètement, sans public, une ou deux fois par semaine, dans les principaux hôpitaux psychiatriques français, levant le voile sur les unités fermées, là où 75 000 adultes sont hospitalisés contre leur volonté chaque année en France à la demande d’un tiers (membre de la famille ou ami, par exemple), d’un directeur d’hôpital ou d’un représentant de l’Etat (préfet). Une plongée dans la souffrance et les soins, la maladie et le droit, la prise en charge de la folie et la privation des libertés, mais aussi dans le pouvoir des préfets, celui des médecins, des directeurs d’hôpital, des avocats et des juges face aux maladies mentales et à leurs conséquences.
Depuis une loi de 2011, la justice doit en effet se pencher sur les dossiers des patients hospitalisés sans leur consentement : avant le douzième jour d’hospitalisation, puis tous les six mois, ceux-ci doivent être auditionnés par un juge. La réforme législative avait été réclamée puis saluée par les associations de défense des droits. Elle avait été accueillie fraîchement par une partie de la psychiatrie, qui y voyait de la paperasse supplémentaire et un risque d’immixtion des juges – au point que certains hôpitaux ont continué, jusqu’à peu, de n’appliquer qu’en partie la loi, comme l’ont montré plusieurs enquêtes du contrôleur général des lieux de privation de liberté, une autorité publique autorisée à pénétrer dans les services fermés des hôpitaux. Il pouvait arriver, par exemple, que des malades comparaissent en pyjama, ce qui révoltait les avocats – cela s’est encore produit en avril 2024 dans les Yvelines. Ou bien que leurs droits ne leur soient jamais explicités.
Dans les faits, les procédures devant les tribunaux, très rapides, fondées sur des dossiers assez légers, débouchent rarement sur des remises en cause des arbitrages des médecins – un peu plus de 6 % des décisions en moyenne, selon les dernières statistiques. « Dans le contexte actuel, l’approche sécuritaire l’emporte sur tout le reste », relève la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot. « Les juges doivent avancer sur une ligne de crête entre plusieurs normes qui peuvent entrer en conflit. Ils ne sont pas armés pour effectuer un contrôle de fond, ils effectuent surtout un contrôle de forme », appuie Paul Véron, maître de conférences en droit, spécialisé dans la santé, en insistant sur l’impact des faits divers sur les représentations des maladies mentales, perçues comme dangereuses pour autrui, alors qu’elles le sont d’abord pour les patients eux-mêmes.
Les juges, comme les psychiatres et les préfets, arbitrent avec la crainte de l’erreur d’appréciation conduisant à la sortie d’un malade qui se rendrait auteur, ensuite, d’un crime. Les procureurs, quant à eux, sont systématiquement du côté du maintien des mesures coercitives, alignés sur la position des préfets, lorsque ceux-ci sont à l’origine des hospitalisations.
Certains patients ne contestent pas leur hospitalisation. Ils sont rares toutefois, à la lecture de plusieurs milliers d’ordonnances rendues par les tribunaux en 2024 dans toute la France, et collectées par Le Monde, sur cette matière couverte par le secret médical. Dans la petite salle de l’hôpital de Marseille, un sans-domicile-fixe dit ainsi espérer reprendre des forces plutôt que retourner dans la rue ou dans un foyer. « Là-bas, tout le monde veut de l’argent, des ci******es, de la nourriture. J’ai besoin de soins, j’ai besoin de calme », témoigne l’homme de 42 ans, sous curatelle, hospitalisé après une décompensation psychotique.
A Meaux (Seine-et-Marne), une femme soignée pour une dépression grave, mère de deux jeunes enfants, explique que l’hospitalisation se passe bien. « Je souhaite continuer encore un peu pour trouver le bon traitement », dit-elle à la magistrate. Une autre femme, âgée de 73 ans, vient de perdre un proche. Elle a sombré dans la dépression. Sa fille a demandé son hospitalisation en urgence : « A la maison, ça n’allait pas du tout, elle perdait du poids, elle ne s’alimentait plus et faisait n’importe quoi », raconte-t-elle en posant tendrement une main sur l’épaule de sa mère. Les deux voudraient que l’hospitalisation se poursuive.
Dans la salle d’audience de l’hôpital de Rennes, mi-novembre 2024, un détenu, entouré de trois agents pénitentiaires, indique mieux manger à l’hôpital qu’en détention, où, faute de ressources, il doit se contenter de la « gamelle ». « Je suis mieux ici », insiste-t-il en évoquant le « bruit » incessant de la prison. Toujours à Rennes, Mme T. a le sens de la formule : « Les services de police, les pompiers et moi-même avons convenu que ce serait mieux que je sois hospitalisée », glisse-t-elle en s’excusant d’avoir la bouche un peu sèche à cause des traitements. L’hôpital lui a donné un tee-shirt pour qu’elle puisse s’habiller correctement. « Je n’ai eu que des malheurs », répète cette femme de 48 ans. « Vous aurez la possibilité de faire appel de ma décision », lui signale la magistrate, Louise Miel. « Je n’en ai pas la force », répond-elle. Avant de se reprendre : « Je ne suis pas bien habillée, mais j’ai de belles chaussures, vous ne trouvez pas ? » Sourire de la juge : « Oui, madame. »
« LEURS PAROLES N'ONT JAMAIS AUCUN CRÉDIT »
La plupart des patients présentés devant les magistrats font toutefois part de leur incompréhension. M. G., âgé d’une trentaine d’années, hospitalisé à Rennes depuis quelques jours, dit ne pas accepter ce qu’on lui impose. « La police m’a arrêté parce que j’avais quelque chose qui ne m’appartenait pas dans mon sac. Si je suis un voleur, arrêtez-moi ! Mais là, ils m’ont amené en ambulance dans un centre psychiatrique. On m’a scanné, on m’a même donné des médicaments. » La magistrate l’interroge : « Vous n’étiez pas d’accord ? » « On m’a prescrit des médicaments qui ont affecté ma situation cognitive. J’ai perdu le contrôle de moi. Mais j’ai été assez intelligent pour ne pas trop parler. Quand on vous prête un problème psy, mieux vaut ne pas trop parler », ajoute l’homme.
Son avocate soutient que la mesure, prise dans le cadre d’une procédure de péril imminent, n’est pas suffisamment circonstanciée. Dans un langage châtié, M. G. demande à émettre une dernière remarque avant de repartir dans le service fermé de l’hôpital : « Le certificat de la 72e heure [d’hospitalisation], dans le deuxième paragraphe, alinéa 6, il est écrit : “Il existe des rires immotivés.” Je ne vois pas comment un médecin peut évaluer un rire. » La magistrate ne bronche pas.
Au sein de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, l’un des hauts lieux de la psychiatrie française, l’institution n’a pas cherché à représenter une salle d’audience. Un bureau avec quatre chaises violettes fait l’affaire, dans l’un des pavillons de l’institution gardé par un agent de sécurité. Une jeune femme de 26 ans, hospitalisée pour bipolarité, s’est assise face au juge. L’audience est par principe publique, sauf si le patient demande à être entendu à huis clos. Ce qui n’est pas son cas : « C’est important que les gens sachent comment cela se passe ici ! », affirme-t-elle, soutenue par son avocate. « C’est une audience à publicité restreinte », rétorque le magistrat pour refuser la présence inhabituelle d’un journaliste. Le juge tente de justifier : « Ici, c’est un peu comme le tribunal des enfants. » Colère de la jeune femme : « Mais pourquoi vous me comparez à une enfant ? Je suis une adulte, je ne veux plus être traitée comme une enfant ! »
Le magistrat cède face à la menace de saisir la présidence du tribunal. La patiente assure vouloir suivre son traitement, mais pas sous la contrainte, devenue insupportable à ses yeux après une dizaine d’hospitalisations demandées par ses parents, inquiets face au risque élevé de su***de. « L’hôpital psychiatrique m’a engloutie, témoigne-t-elle. Je ne vois pas l’intérêt d’être ici, on me laisse toute la journée dans une chambre, j’ai un couloir pour marcher et on m’enferme à clé la nuit dans ma chambre. » Plus t**d, dans le petit bureau vitré jouxtant la salle d’audience, l’avocate, Me Ghizlen Mekarbech, commise d’office, s’indigne : « Elle a raison, cette jeune femme ! Ils sont infantilisés. Leurs paroles n’ont jamais aucun crédit. » Les médecins, de leur côté, pointent l’absence de conscience de la maladie, et donc l’importance du risque suicidaire. Le juge a préféré ne pas lever la mesure d’hospitalisation.
Retour à Marseille, où défilent dans les audiences des patients marqués physiquement par la puissance des sédations reçues. « Les dosages mis en place sont très, très lourds », remarque, à la barre, un avocat, Me Youssouf-Mdahoma Aboubacar, en défendant un jeune homme qui semble assommé, presque incapable de s’exprimer, et qui se déplace avec difficulté. « Je ne mets pas ma robe d’avocate pour ne pas les perturber quand ils arrivent », glisse l’autre conseil commis d’office, Me Yamina Dahmani, pour témoigner de leur fragilité.
Le visage tiré, les gestes ralentis, l’élocution difficile, M. I., 27 ans, bipolaire, décrit à son tour son malaise : « Je me sens mal à l’hôpital psychiatrique, je vois des choses qui me rappellent de mauvais souvenirs. Ça fait cinq jours que je suis enfermé, je ne comprends pas. » Autoentrepreneur dans le secteur artistique, il affirme vouloir travailler et « contribuer à l’Etat ». « Je ne suis pas d’accord avec le traitement que l’on me donne, souligne-t-il. Je n’aime pas les effets. Les médecins ne m’écoutent pas, ils ont toujours raison, de toute façon. Je suis dans un mauvais environnement. Il faut que je m’assoie et que je ferme ma gu**le. Je n’ai rien à faire dans un hôpital psychiatrique. »
Les médecins ne sont pas d’accord. Eux ont identifié des troubles « manifestes » imposant des soins, longuement décrits dans leurs certificats : « Pathologie mentale sévère évoluant depuis des années », « épisode maniaque aigu l’ayant amené à un état de forte altération », « agitation psychomotrice majeure », « pensée sous l’emprise d’un délire mégalomaniaque l’exposant à des situations de risque », « négligence dans la prise en charge de son traitement habituel ». La juge n’est pas médecin, elle valide l’hospitalisation.
ESPÉRANCE DE VIE RÉDUITE
Les débats sont plus expéditifs pour les patients incapables de se déplacer devant les magistrats. Soit parce qu’ils sont jugés dangereux pour les autres ou pour eux-mêmes, soit parce que sous sédation trop profonde. En situation de grande vulnérabilité, Mme Z., 50 ans, a été hospitalisée dix jours plus tôt, après avoir été aperçue errant sur la voie publique à Marseille. « Désorganisation psychique et comportementale », « délire floride », « trouble schizophrénique pharmaco-résistant », ont relevé les médecins. Son état de santé ne s’est pas amélioré depuis, et les soignants ont refusé qu’elle se présente devant le juge. Une décision que personne ne peut contester, zone grise dans le non-consentement et son contrôle. L’avocat n’a donc pas grand-chose à ajouter, faute d’avoir pu rencontrer sa cliente et s’entretenir avec elle. La juge valide.
Même chose à Rennes. Une avocate s’agace en constatant que les médecins estiment l’état de son client incompatible avec une audience. « Le certificat ne donne pas les motifs de cette incompatibilité. Cela soulève une difficulté pour les droits de la défense », plaide Me Marion Jaffrennou. Sans succès. Si l’hospitalisation doit durer, les patients croiseront de nouveau la route d’un autre juge, six mois plus t**d. Pour quelques minutes, et avec un autre avocat commis d’office.
Des malades se trouvent parfois en « fugue », ce terme traduisant leur situation juridique : ni détenus ni libres. Les mesures d’hospitalisation sont alors reconduites en leur absence, sur la base de certificats eux-mêmes établis en leur absence. M. T., sans-domicile-fixe de 25 ans, est parti avant l’audience. Les médecins marseillais avaient peu de doutes quant à la prolongation de son hospitalisation : « signes de décompensation maniaque », « logorrhée », « discours discordant émaillé de propos délirants », « menaces envers le personnel soignant », etc. M. B., sans-domicile-fixe âgé de 34 ans, avait été hospitalisé en mai 2024. « Ce patient présentait une désorganisation psychique avec errance, un état délirant avec des éléments de persécution, de mystique et de mégalomanie, sans que son identité véritable ait pu être établie », résume la juge. L’homme reste introuvable. Le plus probable est qu’il revienne à l’hôpital, celui-ci ou un autre, par le biais des urgences.
L’espérance de vie de ces hommes et de ces femmes est dramatiquement réduite. La consommation fréquente d’alcool ou de drogues les rend plus fragiles. Pour financer la drogue, certains commettent des délits. La plupart finissent alors en détention, où leur accompagnement médical est erratique. « C’est le triangle de la rue, de la détention et de l’hôpital où naviguent certains des patients », résume André Ferragne, secrétaire général du contrôleur général des lieux de privation de liberté.
Des malades sont aussi traités pour des pathologies qui n’avaient jamais été diagnostiquées, ou bien après de nombreuses ruptures dans leur parcours de soins. Le constat est ancien, mais, en raison des difficultés actuelles du service public de la psychiatrie, en manque de ressources humaines, les prises en charge se sont compliquées, au risque que les crises s’aggravent, elles aussi.
M. E., 26 ans, est probablement schizophrène, mais il n’avait jamais été diagnostiqué avant d’être admis à l’hôpital, à Marseille, quelques jours avant son audition. Les médecins ont noté une série de troubles du comportement : « Contact étrange avec des sourires et rires immotivés, désorganisation du discours, coq-à-l’âne, distractibilité, quelques barrages, propos bizarres avec persévérance de la phrase “Je ne comprends pas les femmes”. » Une poignée de minutes, quelques mots de l’avocat commis d’office, et l’examen du dossier s’achève. Plus rapide qu’une comparution immédiate en matière pénale. Hospitalisation validée.
Souvent, les mêmes motivations reviennent sous la plume des juges. Au tribunal de Meaux, par exemple, les magistrats ont utilisé des centaines de fois la même phrase dans autant de décisions de validation des hospitalisations : « Une rupture intempestive du protocole thérapeutique initié ferait inévitablement ressurgir des troubles majeurs susceptibles de mettre la personne hospitalisée et son environnement en danger. » Au tribunal de Bordeaux, les magistrats répètent aussi la même formule, qu’il s’agisse de dépression grave, de schizophrénie ou de bipolarité – plus de 400 fois en une année : « La prise en charge dans un cadre contenant et sécurisé s’impose encore, afin de garantir l’observance des soins, et le cas échéant la réadaptation du traitement, ce qui ne peut se faire qu’en milieu hospitalier. »
RESPONSABILITÉ DE LAISSER UN PATIENT SORTIR
Les magistrats sont débordés, et ils le reconnaissent. Cela explique qu’ils annulent rarement les mesures fondées sur des certificats qui semblent être des copier-coller. Parce que les psychiatres, eux aussi, sont débordés. Idem pour les avocats commis d’office, rémunérés par le biais de l’aide juridictionnelle, qui arrivent aux audiences avec des niveaux de préparation très disparates.
A Meaux, ce jeudi de décembre 2024, Me Imen Bichaoui a récupéré dix dossiers à 10 h 30 le matin pour une audience à 14 heures. « On n’a pas le temps de travailler comme il le faudrait », regrette-t-elle. La jurisprudence cantonne la justice à une analyse formelle des droits des malades, elle ne juge jamais sur le fond des dossiers, pour lesquels les avocats comme les juges ne sont pas formés. Les délais ont-ils été respectés ? Leurs proches ont-ils été prévenus ? Les patients se sont-ils vu notifier leurs droits ? Cela conduit des juges à prononcer la levée d’hospitalisation exclusivement pour les irrégularités les plus graves, lorsqu’il manque un certificat médical obligatoire, lorsque le tiers à l’origine de l’hospitalisation n’avait en réalité aucun lien avec le patient ou lorsque les délais légaux n’ont pas été respectés.
« Dans certains cas, on sait qu’il arrive que les hôpitaux reprennent une décision d’admission dans la foulée d’une mainlevée pour que le patient reste, parce qu’ils estiment qu’il faut absolument le maintenir en soins », note l’universitaire Paul Véron. Ces nouvelles mesures sont ensuite validées par les juges, si les erreurs formelles ont été corrigées. « La montagne a accouché d’une souris », résume M. Véron. La loi était censée protéger les droits des patients contre le risque d’hospitalisation injustifiée ou trop longue, elle se heurte à la responsabilité considérable, pour les médecins comme pour les juges, de laisser un patient sortir.
Les rares avocats spécialisés en psychiatrie ne dissimulent pas leur découragement. « Quand on prive quelqu’un de sa liberté, quand on l’oblige à prendre un traitement, rien n’est plus grave. On est en droit d’attendre des magistrats qu’ils appliquent strictement la loi, et non qu’ils tirent sur la loi pour éviter d’avoir à prononcer la mainlevée des mesures, d’autant plus qu’il s’agit le plus souvent de personnes particulièrement vulnérables », s’agace Valérie Castel-Pagès, la coordinatrice du groupe d’avocats intervenant à l’hôpital de Rennes.
« Pour la plupart des juges, ce contentieux leur est arrivé en plus du reste. Ils se contentent d’enregistrer ce que disent les médecins, alors que les hospitalisations sous contrainte ont des conséquences sociales et existentielles majeures pour les individus », souligne Me Pauline Rhenter, avocate à Marseille, une des figures de la défense des malades en France. Elle-même va arrêter de défendre ces dossiers, si mal rémunérés qu’ils ne permettent pas d’en vivre. Trop décourageants, trop durs aussi.
Fin novembre 2024, celle qui est devenue l’une des meilleures spécialistes de ce droit si particulier a assisté à l’enterrement de l’un de ses clients, schizophrène en rupture de soins, pour lequel l’hospitalisation s’était mal passée. En perdition, le quadragénaire est probablement mort de faim dans son appartement. Devant le cercueil, l’avocate a entendu les mots de douleur et de colère d’une mère face à la maladie mentale : « Tu as été mon combat, porté à bout de bras pendant vingt-quatre ans, mon enfant. Devant la chaire des juges de notre justice, devant les bureaux insipides des psychiatres et des curateurs. Ils ignorent tout de ta souffrance. » Des mots de culpabilité, aussi : « Je ne suis pas arrivée à te redonner des cartes de vie, de bonheur et de paix. Pardon à toi, mon grand chéri, pour n’avoir pas su te délivrer de ton enfer. »
Photos :
Clara Grande (à gauche) s’apprête à entendre Mᵉ Youssouf-Mdahoma Aboubacar et son client, lors d’une audience de la juge des libertés et de la détention destinée à examiner la régularité des soins sans consentement à l’hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse, à Marseille, le 26 novembre 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
Repas dans l’unité d’hospitalisation Nicolas-de-Staël de l’hôpital François-Quesnay, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), le 6 novembre 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
Un patient dans la cour de l’unité de soins intensifs en psychiatrie du CHU de Montpellier, le 26 novembre 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »