28/03/2025
La Nuit Où Tout a Basculé
Il y a des nuits qui marquent une vie, des nuits où l’on entre dans un monde dont on ne soupçonnait pas encore l’existence. La mienne a eu lieu dans le silence pesant d’un hôpital, au son d’une horloge qui martelait le temps, insensible à la tragédie qui se jouait. C’était une nuit de jeudi au vendredi, le 31 octobre 2002. J’avais 16 ans.
La journée avait commencé sous le signe de l’attente et de l’espoir. Ma mère était entre les mains d’une matrone, luttant pour donner la vie à mes frères jumeaux. Mais le temps, ce temps qui aurait dû être une promesse de renouveau, s’est transformé en bourreau silencieux. Un écart de deux heures entre les naissances, et avec lui, une hémorragie fatale.
Dans la nuit, elle a été évacuée en urgence. Je me suis cachée dans le véhicule, refusant de la laisser partir seule vers l’inconnu. Peut-être qu’au fond de moi, je savais déjà… Je voulais être là, je devais être là.
Arrivées à l’hôpital, elle a été installée avec les jumeaux à ses côtés. L’espoir tenait encore debout, fragile, vacillant. Puis, soudain, elle s’est tournée vers moi. Son regard s’est accroché au mien. Dans un dernier geste, elle a attrapé le bout du pagne que j’avais attaché, comme pour me retenir une dernière fois, comme pour me confier quelque chose sans un mot. Puis elle est partie. Juste comme ça.
Le silence a suivi. Un silence assourdissant, seulement troublé par le son mécanique de l’horloge frappant les douze coups de minuit. Le temps continuait d’avancer, indifférent à mon monde qui venait de s’écrouler.
J’étais figée. Incapable de croire que c’était fini. Jusqu’à ce jour, jamais je n’avais envisagé cette éventualité. Une mère, ça ne part pas comme ça… n’est-ce pas ? Mais la réalité ne demande pas la permission.
Et puis une autre pensée m’a traversée, une pensée plus lourde encore que la douleur : comment allions-nous annoncer cette nouvelle à mon père ? À mes frères et sœurs ? Comment allais-je leur dire que notre pilier n’était plus là ?
Cette nuit-là, le chemin du retour au village a été le plus long de toute ma vie. Mais plus encore, c’est le chemin de mon enfance qui s’est brusquement arrêté ce soir-là. À 16 ans, j’ai compris ce que signifiait être adulte, non pas par choix, mais par nécessité. J’ai pris sur mes épaules un rôle que je n’étais pas prête à jouer. Sœur devenue maman, l’innocence en moins, la responsabilité en plus.
Et comme si le destin n’en avait pas fini avec nous, moins d’une semaine plus t**d, un deuxième choc est venu nous frapper. Le second jumeau, fragile et souffrant d’insuffisance respiratoire, s’est éteint à son tour, dans la nuit, rejoignant notre mère. Deux départs en quelques jours. Deux absences à combler, et pourtant, le monde continuait de tourner comme si de rien n’était.
Mais nous, nous n’étions plus les mêmes.
Le jumeau restant est devenu notre lumière dans l’obscurité. Ma grand-mère, brisée par la perte de sa fille, a voulu l’avoir à ses côtés, comme pour retenir une part d’elle. Il est donc allé vivre chez elle, à quelques pas de la maison. Moi, chaque matin, je me rendais chez elle avant même que le soleil ne se lève. Je l’aidais à donner le bain au bébé, je préparais son biberon, puis je le portais sur mon dos jusqu’à ce qu’il s’endorme. Ensuite, je rentrais à la maison, avant de revenir l’après-midi pour recommencer.
C’était devenu mon rituel, mon devoir, mon lien avec tout ce que j’avais perdu.
Cette nuit-là ne s’est pas arrêtée aux douze coups de minuit. Elle s’est inscrite en moi, dans chaque silence, chaque responsabilité, chaque choix que j’ai fait depuis. Elle a fait de moi une femme que l’on perçoit forte, une femme qui ne vacille pas, qui porte le poids des siens sans broncher. Mais sous cette armure se cache une fragilité soigneusement dissimulée, une douleur qui n’a jamais complètement guéri.
Le poids des responsabilité @ devenu mon sacerdoce. Chaque jour qui a suivi, j’ai appris à ne pas me laisser aller, à tout analyser, à toujours réfléchir avant d’avancer. Parce que je ne pouvais plus me permettre de lâcher prise. Parce que dans mon monde, l’insouciance n’avait plus de place.
Depuis cette nuit, je suis en quête d’un équilibre, d’une stabilité qui pourrait apaiser cette part de moi qui craint encore de tout perdre en un instant. Mais même si le passé m’a façonnée, il ne me définit pas entièrement. Je portes en moi la force de celle qui a survécu à l’impensable, mais aussi la douceur de celle qui, malgré tout continue d’aimer, de rêver et d’espérer.
Parce qu’après la nuit, il y a toujours la lumière.