19/09/2024
C’était encore l’hiver à Montréal et malgré le froid vif, le ciel était rempli d’une douceur particulière qui annonçait le printemps. Je marchais, bien emmitouflée, avec cette sensation de légèreté que me procurait le rythme de ma respiration. Mon corps était heureux. Mes joues picotaient et mes narines aspiraient l’air avec gourmandise. Mon souffle se givrait sur le bord de mon écharpe qui formait un ruban humide autour de mes lèvres, et mes yeux se plissaient pour se protéger de la lumière qui éclaboussait la ville.
Allongeant le pas, je replaçais mon sac qui avait glissé le long de mon épaule et je continuais ma route sur le boulevard Saint-Laurent où les voitures à la queue leu-leu, déversaient leurs odeurs nauséabondes. Les travailleurs alignés devant l’arrêt de l’autobus, asphyxiés, guettaient le moment où la grosse machine cracherait en ronronnant un flot de gens pressés pour en avaler un autre. Ce panorama apocalyptique contrastait avec la finesse de mes sensations. Je traversais la grande artère pour atteindre une rue tranquille. « Plus rien d’humain dans nos villes modernes, pensais-je. Pollution, laideur, misère, fatigue… Même la beauté du ciel devient impuissante à faire oublier le visage hideux du quotidien ! ». Je repoussais les pensées maussades qui voulaient avoir raison de moi et foulais la neige omniprésente, ramassée en monticules sur le coin des trottoirs. Le vent avait fini par s’infiltrer sous ma jupe et ma peau se hérissait, meurtrie par cette caresse sauvage. Au long des ans, je n’avais jamais pu m’habituer à l’hiver canadien. « Pourtant, il y a si longtemps, pensai-je ! » et j’accélérais ma course. J’avais envie d’une bonne tasse de thé fumante et parfumée. J’avais envie d’avoir chaud, de me laisser couler dans la tiédeur rassurante de la maison où je pourrais me détendre. Je voulais être seule pour m’abandonner aux étranges sensations qui surviennent dans ces moments-là.
Dans la maison déserte, je quittai mes bottes, lançai mon chapeau et mes gants sur le coin de la commode et m’allongeai sur le canapé en proie à mes rêveries. Alors, jaillie du fond de moi, la vision surgit. Lumineuse et mouvante, survol de mon périple durant les dernières décennies, elle prit les formes les plus diverses pour m’entraîner dans mon propre labyrinthe. Docile, je me laissai guider par les sensations, les images et les émotions qui chuchotaient mon histoire. Loin de refouler ce monde étrange, j’étais à l’écoute. Quelle douceur m’habitait alors ! J’aurais voulu que le temps s’arrête, que ma vie suspende son cours, que mon cœur s’immobilise éternellement dans ce bonheur-là.
Dans ces moments de perfection où l’énergie circule sans entrave, le flot impétueux du moi profond fait surface et suit le fil qui l’entraîne vers sa source. Rien ne l’arrête. Le passé resurgit en vagues imprévisibles et distribue des images claires par-delà le temps, tandis qu’un bien-être voluptueux m’envahit. Ces états paradisiaques peuvent être d’une brièveté surprenante et débouchent sur ce qui est enfoui si profondément au creux de notre âme qu’on le croyait effacé …
Je suis née en plein Paris quand les bombardements de la seconde guerre mondiale faisaient trembler la France. Cette nuit-là, le ciel s’embrasait et crachait en mugissant des projectiles meurtriers; les Alliés attaquaient l’usine d’armements située à cinq cents mètres de l’appartement où habitaient mes parents. En cette heure tumultueuse où la capitale était plongée dans le noir le plus complet, le vacarme des tirs et les hurlement des sirènes commandaient à tous de descendre aux abris. Ma mère enceinte de son premier enfant était près de son terme. Elle eût si peur peur que les contractions la prirent. Mon père affolé, dut avec elle, traverser en toute hâte les lignes allemandes en montrant patte blanche, pour l’emmener jusqu’à l’hôpital. Lorsqu’ils arrivèrent enfin devant la maternité, les vitres jonchaient le sol et je ne tardai pas à pousser mon premier cri.
Je me suis toujours demandé si cette entrée en matière n’était pas le raccourci prémonitoire de ce que j’aurais à vivre...
LES CHUCHOTEMENTS DE L'ESPOIR,
Nadine Grelet