
11/07/2025
INTERVIEW AVEC ANTOINE LAUBIN
En préparation à Pipol 12
Entretien réalisé par Véronique Pipers et Marie-Claude Lacroix
Famille et Langues paternelles
Pipol – Bonjour Antoine Laubin. Lorsque nous vous avons contacté, vous avez accepté tout de suite de dialoguer avec nous à l’occasion du congrès Pipol 12 qui a pour titre et pour le thème Malaise dans la famille. Vous avez notamment mis en scène Les langues paternelles, n’est-ce pas ?
Antoine Laubin – En effet, je suis metteur en scène. J’anime une compagnie de théâtre qui existe depuis une vingtaine d’années, De facto, à l’intérieur de laquelle je porte des projets d’envergure variable. Par ailleurs, j’ai une activité de pédagogue, à l’École supérieure des Arts de Mons Arts2 [Arts au carré] où j’enseigne l’art dramatique. Enfin, j’ai une activité plus rédactionnelle, associée à la r***e Alternative théâtrale que j’ai co-dirigée pendant quelques années. J’ai ainsi coordonné plusieurs publications, édité plusieurs livres, voilà mes activités ! Et je suis père de trois filles.
Pipol – Ce thème, Malaise dans la famille, on pourrait proposer de l’entendre comme le fait que la famille, c’est une construction complexe, malaisante ; ce n’est pas facile d’y trouver sa place, d’y naviguer entre amour et haine, et ce depuis toujours. Peut-être y aurait-il actuellement des particularités spécifiques à cette complexité. Est-ce que votre travail peut être mis en lien avec cette façon d’aborder de la famille ?
Antoine Laubin – Cette courte introduction me parle beaucoup, fait écho avec des sujets de préoccupation qui se trouvent au cœur de mon travail. Toutefois, je ne peux que simplement rendre compte de ce que j’ai essayé de faire dans les spectacles, de comment j’entrevois ces questions-là ; mais je ne me sens pas du tout expert pour poser un regard « sachant » là-dessus.
Pipol – Mais on n’aime pas trop les experts. (rires)
Antoine Laubin – Je pense qu’il y a plusieurs choses que je peux connecter à ce que vous venez de dire dans la pratique qui est la mienne, à la fois sur les contenus qu’on aborde et sur les formes qu’on essaie de mettre en place. Du point de vue des contenus d’abord. C’est à partir du spectacle Les langues paternelles que ça s’est cristallisé et cela ne s’est pas arrêté depuis. J’avais déjà fait quelques spectacles avant, mais c’est celui-là qui a défini une espèce de grammaire interne à la compagnie, en tout cas un début de sillon qu’on n’a pas achevé de creuser depuis. Il y a deux aspects : à la fois comment le présent hérite du passé, c’est-à-dire quels sont les liens entre passé, présent et d’autre part essayer de comprendre ce passage d’un monde très vertical à un monde beaucoup plus, si pas horizontal, atomisé et moins vertical en tout cas. Autour de ces deux axes peuvent se rassembler la vingtaine de spectacles que j’ai mis en scène ces 20 dernières années dans cet état d’esprit de regarder l’amour et la haine ensemble, le plus lucidement possible, sans que l’un n’empêche l’autre. Les langues paternelles, c’était ça. C’est d’abord un livre 1 qui a été très important pour moi, personnellement. Sa lecture m’a permis de regarder mon propre passé familial, ma propre histoire sous un jour neuf, de me percevoir en tant que fils, de manière assez différente, alors que finalement l’argument du livre est assez éloigné de ma situation personnelle. Et je pense que j’ai essayé, à partir de ce moment-là, de retrouver dans mon travail artistique, quelque chose qui soit à peu près du même effort de lucidité. On peut le dire sur le binôme amour haine, mais aussi sur le positif et le négatif : que le positif n’efface pas le négatif et inversement. Dans le spectacle Les langues paternelles, le principe formel qui s’est imposé petit à petit au moment où se faisait l’adaptation du bouquin – avec Thomas Depryck, mon principal partenaire de travail – et qui nous a semblé juste à ce moment-là – et qu’on n’a pas fini d’explorer depuis –, c’est quelque chose qu’on pourrait mettre sous le terme générique de polyphonie. C’est-à-dire que les acteurs au plateau prennent souvent en charge plusieurs figures fictionnelles, et chaque figure fictionnelle est souvent prise en charge par plusieurs acteurs au plateau. Ce qui permet de faire apparaître les identités de manière multiple, en tout cas non figées, sous des incarnations plurielles. Je pense qu’on ne l’avait pas explicitement théorisé au moment où on l’a fait, mais on s’en est rendu compte ensuite. Et on a eu envie de continuer dans cette voie par ce qu’on avait l’impression que c’était juste : on matérialisait quelque chose. Dans Les langues paternelles, chacun joue à la fois le narrateur, son père et son fils, donc en fait trois générations. Ce narrateur est à la fois traversé par son père et traversé par son fils et se définit à la fois en tant que père et en tant que fils. Je pense que c’est par ce traitement polyphonique et par le fait de cette traversée par les voix qu’on est parvenu à faire ressentir les choses, mieux que si elles avaient été explicitées ou déployées de manière plus rationnelle.
Pipol – Donc contenu et forme – au travers du narrateur traversé par sa position de père vis-à-vis de son fils et de fils vis-à-vis de son père – mettent en vie la complexité de ce qui se passe dans une famille ?
Antoine Laubin – Les langues paternelles, c’est un trajet dans l’acceptation de sa condition de fils. En fait, c’est quelqu’un qui, à la mort de son père, va commencer à poser des mots pour essayer de comprendre sa propre enfance, alors qu’il est, au départ, dans le rejet complet du père. Et ayant posé les mots, au bout de ce geste qui consiste à écrire le livre qu’on tient dans les mains, il y a l’acceptation de ce statut de fils.
Pipol – Et est-ce qu’accepter sa position de fils a un effet aussi sur sa condition de père ?
Antoine Laubin – Oui, mais peut-être plus pour moi que pour l’auteur du livre ! Je pense que c’est en faisant, à la lecture du livre, ce mouvement avec lui de l’acceptation, que j’ouvrais pour moi la possibilité d’être père. Tandis que lui avait trois enfants au moment où commence le récit.
Pipol – Oui, mais on peut les avoir et ne pas occuper la fonction !
Antoine Laubin – C’est très juste et en effet, pour l’auteur, les choses se cristallisent sur un de ses trois enfants avec lequel il a beaucoup de difficultés. Et effectivement il accepte d’être le père de ce fils-là à la fin du livre.
Pipol – Père ou fils sont des places occupées dans la famille. On n’y est pas forcément à l’aise. En effet, à un certain âge, cette espèce de milieu de la vie, on est tous, plus ou moins, traversés par le dessus et le dessous, être père, être fils.
Antoine Laubin – Cela me questionne. Avec le recul, je m’aperçois que le narrateur du livre a l’âge que j’ai aujourd’hui – qui correspond à ce que vous venez de nommer « milieu de vie ». Alors que j’ai fait ce spectacle il y a presque 20 ans, au moment où je n’étais pas du tout à cette place de père. Comme s’il n’y avait que la moitié du rapport associationnel qui m’intéressait à ce moment-là.
Pipol – La question – du fils – était-elle évidente à cet endroit-là, à ce moment-là ? Si vous le refaisiez…
Antoine Laubin – Ce serait peut-être très différent aujourd’hui. On a repris le spectacle pour le 10e anniversaire de la création, fin 2019, début 2020. Le spectacle fonctionnait, il a été bien reçu, mais je sentais bien qu’il était moins en phase avec le moment que 10 ans auparavant. C’est en 2006 que j’ai lu le livre et on a décidé de l’adapter à ce moment-là. Mais le spectacle ne s’est fait que fin 2009, donc du temps s’est écoulé entre le moment où la décision était prise, le début du travail et le spectacle. C’est il y a presque 20 ans.
Pipol – Sur la question du vertical et de l’horizontal dont vous avez parlé en début de conversation ?
Antoine Laubin – C’est une question qui nous a intéressés ces dernières années, plus dans le rapport à l’État et à la nation. Cela rejoint complètement la question du père. On vient de faire un spectacle sur l’histoire de la transformation de l’État belge, d’un État unitaire à un État fédéral. Que s’est-il joué dans l’inconscient collectif et dans l’identité collective des gens d’ici, dans ce passage d’un État très vertical à un État où le pouvoir est beaucoup plus fragmenté ? C’est aussi le moment où la religion et les idéologies perdent de leur pouvoir, où tout un tas d’autorités – en fait de figures autoritaires – perdent de leur poids. J’ai surtout essayé de regarder le phénomène, de voir ce qui s’est passé ; je n’ai pas vraiment de conclusion à tirer. Dans la mise en place du fédéralisme en Belgique, j’y vois une très grande positivité et un échec en même temps. C’est-à-dire que le fédéralisme n’a pas du tout permis de résoudre les tensions à l’origine de sa mise en place – au contraire. Il a complètement éloigné le citoyen de la chose publique, par sa complexité institutionnelle, par le fait que, au final, personne ne comprend vraiment complètement les rouages. Alors qu’au départ c’était censé rapprocher l’état du citoyen, enfin faire des politiques plus adaptées à chaque groupe. Il y a quelque chose de très positif dans son principe, mais complètement en échec dans sa réalisation. Cette conclusion est peut-être hasardeuse : c’est comme si l’émancipation ne fonctionnait pas. C’est comme si on avait tenté de faire des citoyens plus libres, plus conscients, plus autonomes. Mais qu’en fait ça foire.
Pipol – Serait-ce hasardeux de tenter un lien avec ce qui se passe dans les familles ?
Antoine Laubin – C’est tentant de le penser, oui. C’est tentant, voilà, mais bon.
Pipol – Mais si l’on revient à la verticalité générationnelle dont vous parliez, est-ce une verticalité d’autorité ? entre père, fils, enfin père, narrateur, fils ?
Antoine Laubin – Oui. Dans le livre, c’est un père complètement défaillant qui quitte le domicile conjugal mais qui ne le quitte qu’à moitié, donc qui revient quand ça l’arrange. Ce père est un personnage folklorique de Belleville, un quartier de Paris. Il est très populaire mais tout le monde s’en moque un peu, il est un demi-clochard qui revient chez la mère du narrateur piquer des crises et puis repart comme il est arrivé. Il a honte de son père pendant très longtemps. Et la mort du père est vraiment vécue dans un premier temps, comme une libération. Lorsque le livre commence, le narrateur dit à son père que sa mort va lui permettre d’enfin mettre des mots sur son enfance bancale. Cela s’accompagne là aussi d’un rejet de la religion. Le narrateur affirme son athéisme fortement, alors qu’il vient d’une famille juive non pratiquante mais très ancrée dans sa judéité. Dans le récit qui est fait, prennent place des pères de substitution successifs, son beau-père étant la figure majeure de la statue du père dans le tableau,
Pipol – C’était ce qu’il attendait d’un père ? qu’il occupe ainsi la place ? celui qui l’a bien occupé, ce serait le beau-père ?
Antoine Laubin – Oui complètement. Le père de famille – j’allais dire surpuissant, mais ce n’est pas tout à fait tout à fait ça –, occupant toute la place et voilà, cochant toutes les cases. Dans le même temps, le narrateur, qui est quarantenaire et déjà père de famille, écrit aussi qu’il divorce de la mère de ses enfants, pour imposer ce divorce à ce père de substitution, pour envoyer à ce père-là si parfait son divorce à la figure. Ce sont toutes des voix différentes du père reprises dans l’écriture polyphonique du spectacle.
Pipol – Peut-on dire qu’il construit sa façon à lui d’être père, pas comme son père, pas comme son beau-père ? une polyphonie ?
Antoine Laubin – Oui, c’est assez juste par rapport au livre et au spectacle. Il faut dire aussi qu’on a construit le spectacle en plusieurs phases et aussi en collaboration assez étroite avec les trois acteurs qui ont eu chacun un rapport au père singulier, forcément. On est parti d’entretiens que j’avais menés avec chacun d’entre eux pour l’adaptation – on n’a rien réécrit du tout du livre. Par contre, on a découpé et distribué le texte entre les trois interprètes et la partition de chacun des trois est très liée au rapport particulier que chacun d’entre eux entretient avec la paternité et de la filiation. C’est peut-être un peu excessif de le dire ainsi, mais je pense qu’apparaissent trois formes de paternité distinctes ou trois formes de façon d’être fils. C’est donc la mise en œuvre de ce que c’est qu’être père : il n’y a pas une seule façon et ça se traduit même dans le découpage du texte. Il y a la reprise pour soi et par soi du texte : chaque acteur vient le remplir avec son rapport à sa façon d’être fils.
Pipol – Est-ce que le mot « famille » est prononcé dans le texte du livre, dans la pièce Les langues paternelles ?
Antoine Laubin – Oui, je pense qu’il y est. Ce n’est pas le terme qui revient le plus, mais il y est. La rancœur que le narrateur porte en lui au démarrage vient du fait d’avoir l’impression de ne pas avoir eu de famille, que sa cellule familiale n’en était pas une. Parce que tout était un peu bancal. Sa mère dormait dans le canapé-lit du salon, la perceuse était dans la salle de bain, et d’autres détails de ce genre…. Il y a une espèce de petite ritournelle qui revient à plusieurs reprises : « Qui a deux maisons perd la raison ». Le père a un appartement à un bout de Paris et la mère à un autre bout ; le trajet pour aller de l’un à l’autre dessine une espèce de socio-topographie parisienne ; la mère habite dans le quartier des Invalides alors que le père est à Belleville. Il y a vraiment quelque chose de très tranché dans les deux ambiances et le trajet pour aller de l’un à l’autre fait passer complètement d’un univers à l’autre.
Si l’impression de ne pas avoir eu de famille alimente sa rancœur au démarrage, il va ensuite chercher à remplir toutes les cases et à avoir la panoplie de la famille nombreuse : il veut être père de famille nombreuse, c’est quelque chose qui est assez clair. Et puis une fois qu’il y est, il fracasse tout.
Bien après avoir monté le spectacle, j’ai eu une conversation avec l’auteur. Il charge sa mère de beaucoup de choses, c’est-à-dire qu’à la fin du livre, il se demande si ce n’est pas elle qui les a désunis, si sa manière à elle de gérer ce quotidien n’est pas responsable de cette absence de famille. Et en même temps, on voit très bien en creux que la mère porte tout dans cette histoire. Aujourd’hui on parlerait de charge mentale. À l’époque de l’écriture du livre, évidemment on n’en parlait pas et à l’époque du spectacle, c’était un terme qu’on n’utilisait pas encore. L’histoire si on la lit aujourd’hui montre une mère qui doit prendre en charge ses deux enfants, de A à Z, avec un père qui est complètement foireux. Aujourd’hui on parlerait assurément d’une famille monoparentale, là où à l’époque, lui, il a l’impression de ne pas être dans une famille.
Pipol – Il est vrai qu’aujourd’hui ce n’est pas le nombre d’enfants ou la présence des deux parents qui fait famille.
Antoine Laubin – Oui, la plainte vis-à-vis du père, n’est pas uniquement du côté de « il ne s’est pas occupé de moi suffisamment, il n’a pas compris » mais c’est aussi « Il m’a privé de quelque chose qui est la famille ».
C’est comme si cet enfant, quand il était enfant, avait un objectif : être dans une espèce de norme, enfin en tout cas correspondre à ce qu’il imagine être la norme. Être comme les autres. La famille, c’est être comme les autres.
Mais en vous parlant, je réfléchis aux autres modèles familiaux présents dans des spectacles qu’on a pu faire. On a quand même adapté Le roi Lear qui présente une structure familiale particulière. Et dans le spectacle qu’on vient de faire, Maria et les oiseaux (Histoires de Belgique), une femme avec enfants voit aussi son mari disparaître. Ce n’est pas central mais présent dans cette saga familiale qui se déroule sur huit décennies, de 1945 à nos jours.
Et le suivant, prévu en janvier 2026, porte vraiment sur la famille. Je n’y avais pas pensé. C’est à partir d’un livre de Veronika Mabardi : Sauvage est celui qui se sauve. Texte à dimension autobiographique sur le rapport qu’elle entretient à son frère, décédé à 30 ans dans les années nonante, frère adoptif originaire de Corée du Sud. Le spectacle présente six temps distincts ; le premier reprend l’enfance et la figure de la mère y est très présente, mère violente et à la fois très belle, qui élève deux enfants biologiques et deux enfants adoptés et les faisant grandir à quatre, avec un père présent.
Le spectacle Dehors, qui a commencé à être élaboré – à partir des travaux de Patrick Declercq – en même temps que Les langues paternelles, mais a abouti plus t**d, est un travail sur des parcours de vie caractérisés par l’absence de maison. Je ne sais pas si cela dit quelque chose de la famille, mais c’est quand même le fait de ne pas avoir de foyer.
Depuis 10 ans au sein de la compagnie, on a beaucoup tourné autour du terme allemand de heimat, le foyer, mais dans sa dimension à la fois intime et politique, c’est à dire à la fois la famille et la patrie. Il n’y a pas d’équivalent en français et c’est une exploration passionnante.
Pipol – Ce terme qui touche famille et patrie relierait les axes de recherche de vos spectacles ?
Antoine Laubin – C’est certain que le rapport de l’individu avec le cadre à l’intérieur duquel il doit se débattre, c’est le point commun qu’on peut mettre à l’ensemble de mes spectacles. De manière assez claire. Parce que la famille, c’est ça.
1 Le spectacle a été construit à partir de l’ouvrage de David Serge, Les langues paternelles, Paris, Robert Laffont, 2006.