10/11/2025
La colère, quand elle ne trouve pas de bouche, descend dans le ventre. Elle s’installe dans les plis du silence, devient pierre, devient fatigue, devient amertume, devient ce poids qu’on appelle tristesse. On croit qu’on a tourné la page alors qu’on s’est simplement avalé les mots. Le sourire comme pansement, la gentillesse comme stratégie de survie. Et le corps qui encaisse, jusqu’à se souvenir pour nous de ce qu’on n’a jamais osé dire.
On nous a dressés à comprendre, à excuser, à rationaliser. On nous a appris ces dernières années à pardonner avant même de digérer. À transformer l’injustice en sagesse, la morsure en leçon. Mais le corps, lui, ne philosophe pas. Il garde la trace. Le foie s’enflamme, la gorge se ferme, le plexus chauffe comme un métal rouge. Ce feu, faute de sortir, s’éteint de l’intérieur et devient pluie. Une pluie épaisse qui, parfois, s’appelle mélancolie, douleur, fatigue chronique !
J’ai choisi cette photo parce qu’elle dit tout de cette colère là. Une ombre d’humain sans tête, clouée au sol par un poteau noir. Le corps est là, les bras ouverts, mais sans souffle. C’est l’image même du feu qu’on a empêché de vivre. Une colère décapitée, tenue droite par la honte et le contrôle. À force d’étouffer l’élan, l’ombre se durcit, le vivant devient silhouette. Pourtant il suffirait d’un souffle, d’un mot, d’un cri pour que la forme se réchauffe, que l’humain reprenne son axe, que le corps retrouve sa lumière.
Et quand cette colère n’a pas trouvé d’espace pour se dire, elle s’invente d’autres chemins. Elle s’échappe dans les commentaires venimeux des réseaux, dans les coups de klaxon rageurs, dans ces gestes d’agacement qui éclaboussent sans vraiment viser. Derrière les écrans, derrière les volants, elle cherche encore un visage à qui parler. C’est la même colère, mais désincarnée, privée de sa chair, privée de sa parole. Une humanité qui s’exprime à distance parce qu’elle ne sait plus où poser sa voix. Elle est partout!
Exprimer la colère, c’est rendre au feu sa noblesse. Le feu éclaire, purifie, limite, révèle. Ce n’est pas l’autre qu’on brûle, c’est le mensonge que l’on s’invente. Et parfois, la colère, c’est la première vraie respiration après des années à respirer pour les autres. La tristesse n’est rien d’autre qu’une colère bâillonnée (et parfois, c’est l’inverse : la colère cache l’immense tristesse). Quand la voix revient, le corps se redresse. Quelque chose retrouve la verticalité du vivant. Dire non et remettre des balises c’est se remettre debout.
J’admire ceux qui savent se mettre en colère. Ceux qui savent dire : « là, ça suffit ! » Ceux qui s’indignent sans se justifier, qui posent leurs limites sans peur de perdre l’amour. Ceux-là sont des maîtres du feu. Ils rappellent au monde que la clarté est une forme de tendresse.
Ceux qui ont connu des traumas savent que la colère a parfois disparu. Quand il n’y a plus d’issue, le corps se fige. L’arrêt, c’est la seule issue qu’il restait. C’est la peau qui se ferme pour ne pas exploser. Alors le gel devient normalité, et on s’oublie dans l’endurance. Jusqu’au jour où la colère revient. Elle surprend, elle déborde, elle fait trembler les murs. Et pourtant, c’est une bénédiction. Elle dit que la vie reprend ses droits.
La colère n’est pas un danger, c’est une renaissance. Ce n’est pas une destruction, c’est une lucidité. Elle arrache le voile de la complaisance et remet le souffle là où il manquait. On ne veut plus être traversé sans être vu, utilisé sans être nommé. C’est le cri du corps qui réclame la vérité.
Et à ceux qui ne vivent pas cette tempête, ceux pour qui les mots sortent sans peur, ceux qui savent se dire avant de se perdre ; gardez cette posture. Regardez ceux qui apprennent à se relever sans juger leurs tremblements.
La colère des uns ne menace pas la paix des autres ! (Je ne parle pas de violence ici, soyons clairs.)
La juste colère déblaye la route commune vers plus de justesse.
La colère pure et alignée n’est pas contre la vie. Elle est pour la vie. Pour la clarté. Pour la dignité. Pour la réconciliation entre la douceur et la vérité. Quand elle est entendue, elle devient lumière.
10.11.25
Sandra Mioli
Crédit photo : Trippy vib