06/04/2025
La plupart des provinces ont interdit de verser aux personnes handicapées un salaire inférieur au salaire minimum. Le Québec ne l'a toujours pas fait.
Article de La Presse
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Traités comme d’éternels stagiaires
Depuis 13 ans, Jérôme* nettoie des plateaux de service et des tables dans une cafétéria de cégep. Il fait aussi de l’entretien ménager dans une école.
Depuis toutes ces années, son salaire n’a jamais augmenté. Malgré son expérience, il est toujours payé 5 $ par jour.
Au total, il gagne 100 $ par mois.
« C’est carrément de l’exploitation, lâche le jeune homme de 32 ans. Nous, les personnes avec une déficience intellectuelle, on est des oubliés, des fantômes dans la société. »
Après avoir déboursé 80 $ en titre de transport mensuel, il lui reste 20 $ par mois dans ses poches.
Je fais un travail à temps plein. Je devrais être payé comme n’importe qui d’autre qui fait la même job.
Jérôme, 32 ans, travailleur ayant une déficience intellectuelle
Bienvenue dans l’univers des « plateaux de travail ».
Au Québec, les premiers plateaux de travail ont commencé leurs activités à la fin des années 1950. L’idée était d’initier au travail les personnes qui en sont le plus éloignées : généralement des gens vivant avec une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme.
En leur permettant d’effectuer des tâches répétitives dans un environnement non compétitif et « protégé », les plateaux de travail devaient favoriser le développement des aptitudes de travail de ces personnes pour qu’elles puissent éventuellement intégrer le marché régulier de l’emploi.
« Dans les faits, ce n’est pas le résultat auquel nous assistons aujourd’hui », conclut la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse dans une vaste étude publiée le 20 mai.
La situation est « profondément inacceptable », résume son président, Me Philippe-André Tessier.
Me Philippe-André Tessier, président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Non seulement [la situation] nie la dignité des personnes qui la subissent, mais elle porte directement atteinte à leur droit à des conditions de travail justes et raisonnables, ainsi qu’à celui d’être protégées contre toute forme d’exploitation.
Me Philippe-André Tessier, président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
La majorité des personnes qui y sont employées ne sont pas payées ou reçoivent une rémunération inférieure au salaire minimum. Alors qu’elles sont censées y participer de façon temporaire, elles sont majoritairement devenues des employés permanents, dénonce la Commission.
« La seule maudite option »
Or, pour des parents de jeunes adultes interrogés dans le cadre de cette enquête – ou qui témoignent dans l’étude de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse –, le plateau de travail est « la seule maudite option ».
« Le réseau de la santé coupe sans arrêt dans les ressources pour les familles. Il y a de moins en moins de soutien à domicile et de services de répit. Il me reste quoi comme choix, moi ? », demande la mère seule d’une jeune femme trisomique citée dans l’étude de la Commission.
Payée 8 $ par jour, sa fille n’a pas les moyens de s’offrir une carte d’autobus ni des lunchs à l’extérieur. La mère finance le tout, non sans trouver « enrageant de penser qu’une société riche comme la nôtre fasse travailler des personnes trisomiques 35 heures par semaine, sans les payer ».
Les revendications de Jérôme à l’Assemblée nationale
Durant la dernière campagne électorale provinciale, Jérôme a interpellé un candidat de Québec solidaire (QS) de passage au cégep où il travaille : « Trouvez-vous ça normal que des gens soient payés 5 $ par jour pour faire le ménage ici ? »
Guillaume Cliche-Rivard, député de Québec solidaire, s’entretient avec Jérôme.
Stupéfait, les membres du parti de gauche ont décidé de porter les revendications de Jérôme à l’Assemblée nationale il y a un an. Le député Guillaume Cliche-Rivard a alors demandé à Lionel Carmant, ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, d’intervenir pour que cessent « ces pratiques discriminatoires ».
Sur les plateaux de travail, les gens demeurent parfois dans des postes sous-rémunérés pour leurs capacités, a reconnu M. Carmant.
Depuis, rien n’a bougé.
Guillaume Cliche-Rivard, député de Saint-Henri–Sainte-Anne et co-porte-parole masculin par intérim de Québec solidaire
On s’aperçoit qu’il y a beaucoup de gens qui seraient capables, avec un accompagnement en employabilité mieux développé et suffisant, d’intégrer un emploi régulier et d’être payés à la juste valeur de leur travail. Des gens comme Jérôme pris dans des stages éternels sans possibilité d’avancement à 5 $ par jour alors qu’ils font un travail essentiel.
Des multinationales participent aussi à ces « stages éternels », fait remarquer la directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle (SQDI), Amélie Duranleau.
« On est d’accord avec des stages sur des plateaux de travail, mais pas ad vitam æternam. Les stages doivent servir à développer des habiletés, insiste Mme Duranleau.
Amélie Duranleau, directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle (SQDI)
Feriez-vous du bénévolat, vous, dans une chaîne de restauration rapide ou dans des commerces de grande surface cotés en Bourse ? Ça n’a pas de sens, ce sont des entreprises à but lucratif. Si le stagiaire fait le travail, embauchez-le.
Amélie Duranleau, directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle
Le rapporteur spécial des Nations unies qui a critiqué le Canada en juillet dernier au sujet de formes contemporaines d’esclavage a montré du doigt l’exploitation des personnes handicapées sur les plateaux de travail.
Des dérives multiples
Les plateaux de travail sont devenus une occasion de financement importante pour des organismes sous-financés par le gouvernement, déplore la SQDI.
Stephan Marcoux, directeur général de l’organisme Pleins Rayons
Ces organismes n’ont pas intérêt – au risque de voir leur budget amputé – à travailler à ce que les gens sur ses plateaux intègrent un emploi régulier, déplore Stephan Marcoux, directeur général de Pleins Rayons. Son organisme – situé en Estrie – s’est détourné des plateaux de travail et vise une « vraie intégration » des personnes vivant avec une déficience intellectuelle au marché de l’emploi, même si c’est moins payant que d’ouvrir de tels plateaux (voir onglet 4).
Autre problème : les plateaux de travail sont devenus la seule offre d’activités de jour « supposément valorisante » pour ces adultes qui manquent cruellement de services, alors leurs proches et eux-mêmes n’osent pas dénoncer des cas d’exploitation, explique la présidente de la Coalition de parents d’enfants à besoins particuliers du Québec, Bianca Nugent.
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse recommande au gouvernement du Québec de garantir que les personnes en situation de handicap appelées à travailler sur des plateaux de travail soient rémunérées pour le travail qu’elles effectuent et que cette rémunération ne soit « en aucun cas inférieure au taux général du salaire minimum ».
À l’heure actuelle, Québec consacre plus d’argent aux plateaux de travail et aux stages pour les gens vivant avec une déficience intellectuelle (17,6 millions par an) qu’à des programmes d’employabilité ou d’intégration dans les entreprises (15,1 millions par an), selon les données tirées de la plus récente étude des crédits budgétaires.
« Le déséquilibre du financement ne permet pas à de nombreux jeunes adultes d’occuper un véritable emploi, plaide Mme Duranleau, de la SQDI. Cette disproportion favorise des situations préoccupantes puisque le manque de ressources mène à des dérives, parfois jusqu’à l’exploitation des personnes concernées. »
* Prénom fictif. Jérôme a demandé l’anonymat de crainte de subir des représailles professionnelles.
Une indignation collective
Les quatre principaux organismes représentant les personnes handicapées au Québec ont décidé de ne pas participer à la Semaine québécoise des personnes handicapées qui se tient du 1er au 7 juin. « Notre décision repose sur un constat alarmant : derrière les slogans porteurs et les messages de sensibilisation se cache une réalité troublante. Les reculs répétés du gouvernement en matière de services publics, d’inclusion et de respect des droits fondamentaux des personnes handicapées rendent cette campagne difficilement crédible », expliquent ces groupes dans un communiqué. Il s’agit de la Fédération québécoise de l’autisme, la Société québécoise de la déficience intellectuelle, la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec et de l’Alliance québécoise des regroupements régionaux pour l’intégration des personnes handicapées.
Caroline Touzin, La Presse