10/06/2025
Bonne lecture!
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Le carnet des regrets
Nathalie Plaat
Psychologue clinicienne, la chroniqueuse est autrice et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke.
Publié le 26 mai
Chronique
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Il pourrait être joli, relié par un fil rouge, ou encore habillé de cuir, de papier marbré ou de soie. Pareil à ces cahiers qu’onachète en trop dans les papeteries qui semblent nous lancer des appels à prendre notre monde intérieur au sérieux, àconsigner nos rêves, nos pensées, nos projets, celui-là pourrait être petit, fin, ou encore très dense, posé sur le rebord dulit, sur la table où toutes les oeuvres qui nous attendent s’accumulent.
On pourrait y déposer, au matin ou au soir, de ces pensées qui nous assaillent, quand la course des heures ralentit ouqu’elle n’a pas encore débuté réellement. Dans cet entre-lieu des pensées intimes, de celles qu’on n’ose pas tout à faitregarder en face, il pourrait y avoir quelques phrases à déposer sur les pages de ce carnet, presque trop vite, sansvraiment nous y att**der, juste pour dire que nous y avons consenti, pendant un instant, à reconnaître qu’il aurait pu enêtre autrement de notre vie.
« Mais pourquoi donc ? » s’insurgeraient alors peut-être les défenseurs de la pensée tournée vers l’avenir ! Pourquoi doncconsacrer du temps, d’abord, puis une quelconque trace de graphite ou d’encre, à la formulation de toutes ces choses quenous aurions échappées en chemin, alors que nous ne pouvons pas retourner en arrière ? « Rien ne sert de regretter. Cequi est fait est fait », nous diraient-ils alors, en citant le célèbre romancier dont tout le monde lisait le livre avant d’allerplanter des arbres en Colombie-Britannique en 1996 (oui, oui, c’est lui, Paulo Coelho). On les prierait ensuite de ne pas semettre à nous chanter du Piaf (sans quoi on leur aurait répliqué avec du Souchon bien senti).
N’empêche, il se pourrait qu’on ait du mal à nous entendre, alors, sur le caractère inéluctable du regret, logeant du moins momentanément, chez toute personne cheminant vers une certaine conscience de son existence. Comme ceux qui écrivent « passé réglé » dans les applications de rencontre, je dois dire que ceux qui affirment n’avoir aucun regret me font toujours le même effet, soit celui d’une inquiétante étrangeté.
Il me vient alors l’envie de sonder leur entourage, d’entendre les récits de ceux et celles qui auraient été placés à leurs côtés, tandis qu’ils avançaient dans leur vie en ligne droite, sans aucun désir de défaire le rang du tricot, de reprendre depuis le début, toutes ces fois où ils auraient pu constater combien leurs mailles se seraient enchevêtrées sur elles-mêmes. J’aurais envie de leur parler de Kierkegaard peut-être, mais il se pourrait qu’ils aient déjà filé vers le prochain rendez-vous, la prochaine chose à régler, le prochain crochet à poser sur la bucket list de leur vie sans regret.
Et pourtant, « Choisis, et tu regretteras. Ne choisis pas, et tu regretteras aussi », disait le philosophe danois, pour qui le regret était inhérent à la condition humaine, source de désespoir, certes, mais aussi moteur de ce cheminement vers une certaine vérité de soi. Pour lui, le vrai risque, ce n’était pas de vivre avec des regrets, mais bien d’avoir évité de choisir, puisque cela nous condamnait à la stérilité d’une forme de « non-existence » par crainte de regretter.
Dans notre culture de l’anti-tragique, le regret, comme tous les autres volets sombres du périple de l’existence humaine, est frappé d’un grand refoulement, lui-même à la source de toute une chorégraphie de mouvements évitants, de raccourcis et autres évacuations des tensions nécessaires au vivant. Dans notre fantaisie collective d’une vie performée sous la forme d’un bonheur en continu, couronnée d’une belle mort accomplie, au bout d’une existence passée à éviter la souffrance, le regret n’a pas sa place, puisque le temps avance et que « tout le temps perdu ne se rattrape plus », comme nous le rappelait Barbara.
Or, il me semble qu’il y a bien quelque chose d’attendrissant, et de formidablement humain, dans le regret formulé, par exemple, au soir d’une vie, par une personne qui, toute humble devant ce qu’aura été son chemin, réfléchit aux possibles qui ne se seront pas déployés, à toutes ces espérances non écloses ou à ces choix assumés qui auront néanmoins été sources de souffrance, pour soi, pour les autres.
Bien plus profonds et moins autocentrés que la culpabilité ou la honte, les regrets viennent peut-être simplement dire quelque chose de la poésie structurelle de nos existences en demi-teintes, pleines de rugosités et autres replis nécessaires. Il me semble toujours percevoir, dans les formules sincères de regrets — bien loin, évidemment, des messages plaqués par des stratèges en communication — non pas le désir de se réparer narcissiquement, ni même d’effacer l’ardoise ou de retrouver les privilèges perdus, mais plutôt un peu de cette fragilité frémissante de l’authentique dévoilement de soi.
Les regrets ont mauvaise presse aussi parce que nous les avons dénaturés, comme tant d’autres mots magnifiques. Les excuses, les demandes de pardon, la question de la réhabilitation sont devenues, dans la grande arène de l’espace public, toutes injectées d’autres sens que ceux, magnifiques, de leur étymologie première.
S’excuser, du latin, excusare, ex « hors de » et cusare « motif », vient rappeler qu’il s’agit de se tenir hors de la responsabilité face à un acte commis. En ce sens, s’excuser, c’est nous dégager nous-mêmes de la responsabilité d’un acte. Demander pardon est déjà plus relationnel, au sens où il convoque la demande vers l’autre, mais pas n’importe laquelle. Du latin perdonare, per « complètement » et donare « donner », pardonner comprend l’idée de renoncer entièrement à toute forme de punition, de « faire don » de la faute commise. Le pardon le plus difficile, chez Paul Ricœur, peut se vivre sans aucune reconnaissance de la faute commise, sans oubli, mais en reconnaissance pleine du passé, surtout tourné vers la libération de celui qui pardonne. Chez Jacques Derrida, seul l’impardonnable invoque le pardon, faisait de cet acte un acte hautement éthique, qui transcenderait la justice des hommes.
Les regrets, plus mélancoliques, se lient à l’étymologie re « retour » gretter « pleurer ». Regretter, c’est donc pleurer à nouveau ce qui a été perdu ou commis en faute. Regretter, n’est-ce pas simplement reconnaître que notre existence aurait pu être autrement, si nous avions eu d’autres occasions, d’autres savoirs à des moments de nos vies où l’immaturité de nos âges ne nous permettait tout simplement pas de savoir ce qu’on sait maintenant ?
Dans mon carnet des regrets, je pense que je coucherais principalement des choses liées aux relations intimes de ma vie, de ces moments où j’aurais compris beaucoup plus t**d ce qu’une personne aimée voulait tant me faire entendre ; d’autres où je n’aurais pas su réagir autrement qu’en voulant éviter de souffrir, où l’ego se serait placé au-devant de mon savoir aimer. Ce n’est ni de la honte ni de la culpabilité, mais simplement de doux regrets, qui viendraient aussi dire que je me sais faillible et que c’est si bon, finalement, de ne pas être dans l’idéal.
Appel aux récits
Et vous, dans votre carnet de regrets, que mettriez-vous ? Écrivez-moi à nplaat@ledevoir.com.