04/18/2025
Ce texte me rappèle le tremblement de mon corps vécu durant l’été 2024. Tous les filtres qui sont tombés à ce moment-là et la vérité qui en est ressortie! Ce texte est très beau et le livre de son auteur va sortir cette année!
𝗖𝗘 𝗤𝗨𝗘 𝗟𝗘 𝗧𝗥𝗘𝗠𝗕𝗟𝗘𝗠𝗘𝗡𝗧 𝗗𝗘 𝗧𝗔 𝗠𝗔𝗜𝗡 𝗗𝗜𝗧 𝗗𝗘 𝗧𝗢𝗜
Ce matin, je me lève t**d. Il est déjà 11h32.
J’ai passé la nuit à travailler sur mes projets — je ne sais plus vraiment si c’était l’écriture de mon livre, du montage vidéo, la mise en vente de mon puzzle, de la planification ou simplement à remettre de l’ordre dans mon esprit.
Le silence de Tokyo en journée me berce doucement. Je me prépare sans hâte, me fais un café, et décide de sortir.
Je n’ai pas de but précis. Je veux juste marcher un peu, respirer autre chose que l’air de mon appartement. J’enfile mes chaussures, glisse mon téléphone dans la poche, et me laisse porter par les rues de mon quartier.
C’est un matin doux, posé comme une plume sur l’épaule du jour. L’agitation habituelle semble avoir ralenti. Au coin d’un carrefour, je croise un jeune garçon en keikogi blanc — cette tenue traditionnelle portée pour les arts martiaux japonais. Il marche d’un pas décidé. Dans son dos, un immense kanji noir s’impose comme une signature. Il est parfaitement tracé. Fier. Fluide. Un de ces kanji qu’on ne lit pas seulement avec les yeux, mais avec le corps tout entier.
En le voyant, un souvenir ancien refait surface.
Un souvenir que j’avais presque oublié.
Il remonte à mon tout premier voyage au Japon.
Juin 2008.
À cette époque, je faisais du consulting informatique en région parisienne. Toujours en déplacement chez les clients, costume élégant exigé, et l’obligation de tout maîtriser, ou du moins d’en avoir l’air. À cette époque, je ne me le disais pas, mais j’étais un homme tendu. J’étais un jeune salarié d’une des plus importantes sociétés de conseil en informatique de Paris. Prisonnier du rôle. Le rôle de l’ingénieur compétent, du solide, du performant.
Je voulais être un roc. Inébranlable.
Mais en réalité, j’étais épuisé.
Je me souviens que ce mois-là — juin 2008, il y a presque 2 décennies — après quelques jours d’exploration à Tokyo, j’avais décidé de passer quelques jours à Kyoto.
Et là-bas… j’ai vécu une rencontre.
Une scène, brève mais essentielle.
Je vais vous la raconter…
Je suis à Kyoto depuis trois jours.
Ce matin, il pleut — une pluie fine, élégante, qui ne cherche pas à inonder, mais à caresser. Les pavés brillent, les gouttes ruissellent doucement sur les tuiles des toits. J’erre dans les ruelles étroites du quartier de Higashiyama, sans destination précise, guidé par cette envie confuse de me perdre.
C’est là, au détour d’un chemin bordé de vieux murs en torchis, que je tombe sur une petite enseigne à moitié effacée. Un simple caractère noir tracé sur du papier usé : 書. L’écriture.
Intrigué, je pousse la porte coulissante. Un petit carillon tinte.
L’intérieur sent le bois ancien, l’encre séchée et quelque chose de plus subtil, presque sacré. Des rouleaux calligraphiés tapissent les murs. Aucun client. Juste un vieil homme assis en tailleur, penché sur un papier blanc. Sa main droite tient un pinceau, sa gauche repose sur son genou. Il ne relève pas immédiatement les yeux.
Je m’apprête à ressortir sur la pointe des pieds, mais sa voix me retient :
— Tu es entré, autant rester.
Je me fige. Il lève la tête. Ses yeux sont petits, plissés par les années, mais ils brillent. Je m’incline légèrement.
— Excusez-moi, je regardais seulement…
— Regarder, c’est déjà tracer un chemin, dit-il en désignant un coussin face à lui. Assieds-toi.
Je m’exécute. L’atmosphère est calme, presque l’endroit idéal pour se vider l’esprit. Il me tend un pinceau.
— Essaye.
Je reste un instant interdit.
— Je… je ne sais pas faire.
— Tant mieux, dit-il. Ceux qui savent trop pensent mal.
Il étale devant moi une feuille blanche. Mon cœur se met à battre un peu plus vite. Il me montre un kanji : 心. Kokoro. Le cœur, l’âme. Il le trace d’un seul geste, fluide, silencieux.
— À ton tour.
Je prends le pinceau. Il est plus lourd que je ne l’imaginais. Mes doigts sont moites. Je le trempe dans l’encre noire, penche le poignet, m’approche de la feuille. Et puis je bloque. Ma main tremble. Le trait est hésitant, trop épais. Je n’ose pas recommencer.
— Tu veux que ce soit parfait ?
Je hoche la tête, presque honteux.
— Le trait ne doit pas être parfait, il doit être vrai, dit-il.
Je le regarde, surpris.
— Tu veux cacher la main qui tremble. Mais c’est elle qui dit la vérité.
Je repose le pinceau, lentement. Il me fixe, puis ajoute :
— Tu sais pourquoi ton cœur bat plus vite ? Ce n’est pas la peur d’échouer. C’est la peur d’être vu.
Ces mots me frappent.
— Vu ? Je ne comprends pas.
— Tu crois que tu veux apprendre la calligraphie, mais en réalité, tu veux apprendre à te montrer. Et ça, c’est plus difficile.
Il désigne la feuille tachée.
— La calligraphie, c’est une photographie de ton intérieur. Si tu veux tracer ce kanji, il faut accepter que ton âme tremble parfois. Tu veux écrire kokoro, mais ton cœur, tu le tiens à distance.
Je reste silencieux. Le bruit de la pluie devient plus fort, comme si elle insistait elle aussi.
— Reprends le pinceau, me dit-il.
Je le saisis à nouveau. Cette fois, je respire. Je ne cherche pas à réussir. Juste à laisser ma main parler. Le trait est maladroit, mais fluide. Il ondule, il vit.
Le vieil homme sourit.
— Voilà. C’est un bon début.
Je reste encore un moment dans son échoppe. Nous ne parlons plus. Il me sert un thé au goût fumé, le regard plongé dans le vide, ou peut-être dans le temps. Autour de nous, l’encre sèche lentement. Les minutes passent, mais je n’ai pas envie de rompre ce silence. C’est un silence qui parle, qui enveloppe, qui enseigne.
Puis, doucement, je sens qu’il est temps de partir.
Je m’incline profondément.
— ありがとうございました。
(Merci.)
Il hoche la tête, les mains posées sur ses genoux. Puis, il dit simplement :
— 心を隠さずに。
(Ne cache pas ton cœur.)
Je garde ces mots en moi comme on garde un feu secret sous la cendre.
Je franchis la porte en silence.
Quand je ressors enfin, la pluie a cessé. L’air est clair.
Et je me sens traversé par une révélation… Tout ce que je redoutais de montrer — la vulnérabilité, le doute, l’imperfection — était justement ce que je devais oser révéler.
𝗣𝗹𝘂𝘀 𝘁𝗮𝗿𝗱, 𝗷𝗲 𝗺𝗲 𝗿𝗲𝘁𝗿𝗼𝘂𝘃𝗲 𝘀𝗲𝘂𝗹 𝗱𝗮𝗻𝘀 𝗺𝗮 𝗰𝗵𝗮𝗺𝗯𝗿𝗲 𝗱’𝗮𝘂𝗯𝗲𝗿𝗴𝗲
La nuit est tombée sur Kyoto comme une encre noire versée lentement sur le ciel. J’ai ouvert les volets de papier, laissé le vent du soir traverser la chambre. Dans le silence, j’entends encore sa voix.
"Le trait ne doit pas être parfait, il doit être vrai."
Elle n’était pas forte. Mais elle a laissé des traces, comme ces traits qu’on devine encore sur la feuille longtemps après que l’encre a séché.
Le kanji que j’ai tracé est posé devant moi.
Tremblant.
Fragile.
Vivant.
Il vacille comme moi, parfois, quand je cherche mes mots, quand je doute, quand je veux bien faire mais que le cœur ne suit pas.
Il est trop large d’un côté, trop étroit de l’autre. Un trait est étouffé, l’autre trop appuyé.
On dirait un cœur qui cherche encore sa forme.
Je l’observe, ce cœur dessiné de travers, ce cœur maladroit.
Et soudain, je l’aime. Parce qu’il est honnête.
Parce qu’il ne ment pas.
Je m’interroge : pourquoi ai-je si peur de mal tracer ? Pourquoi ai-je besoin que tout soit droit, net, maîtrisé ?
La réponse m’apparaît avec une clarté presque dérangeante : parce que j’ai appris à confondre justesse et perfection. Et cette confusion m’a volé beaucoup de liberté.
Depuis l’enfance, on m’a enseigné à gommer, corriger, lisser, jusqu’à ce que le résultat soit conforme à une attente extérieure.
Je me rends compte que toute ma vie, j’ai essayé de tracer des lignes qui plaisent. Qui rassurent les autres. Des trajectoires attendues, des sourires dosés, des choix présentables. Je me suis appliqué à « réussir » ce que je faisais. Mais je n’ai jamais vraiment appris à être vrai.
On m’a tant appris à effacer les débords, à cacher les tremblements, à faire bonne figure.
Mais personne ne m’a jamais dit que le vrai courage, c’est de laisser une trace qui vacille.
Une trace qui montre qu’on était là, sans filtre, sans armure, sans masque.
Je repense aux mots du maître : « Le trait ne doit pas être parfait, il doit être vrai. »
C’est une phrase simple.
Mais elle contient un renversement entier de regard.
Je comprends, dans ce calme profond, que la vérité ne se trace pas avec des règles droites.
Elle se cherche dans les hésitations, les erreurs, les élans avortés.
Elle se dessine avec le corps tout entier. Avec la main qui tremble, avec le souffle qui retient, avec l’œil qui doute et le cœur qui espère.
Et si vivre, c’était cela ?
Apprendre à laisser une empreinte qui n’est pas parfaite… mais qui est pleine de soi ?
Que vivre pleinement, c’est trembler un peu… mais oser quand même ?
Et si l’authenticité ne se trouvait pas dans la maîtrise, mais dans l’acceptation de ce qui vacille en nous ?
Et si vivre pleinement ne consistait pas à corriger nos tremblements, mais à leur donner le droit d’exister ?
La main qui tremble dit quelque chose. Elle ne ment pas.
Elle expose le cœur au monde, sans protection.
Et ce geste-là — ce risque-là — est peut-être plus noble que toutes les lignes droites que j’ai tracées pour paraître.
Je range le kanji dans mon carnet. Je ferme les yeux.
Bien sûr ce kanji est malhabile. Mais il m’appartient. Il est né de mon hésitation, de mon envie de bien faire, de ma peur d’être vu.
Et c’est pour cela qu’il est précieux.
Alors je décide de le garder. Pas comme une œuvre. Mais comme un miroir.
Un rappel que la vérité se dessine souvent dans les failles, pas dans les contours parfaits.
Je me dis que je le relirai souvent, je crois.
Non pas comme un souvenir esthétique, mais comme une preuve que j’ai commencé, ce jour-là, à tracer ma vérité. Même si elle tremble.
Je quitte ce souvenir pour revenir au présent.
Quel précieux flashback dans le temps…
Je ne l’ai jamais revu, ce vieux maître.
Je ne suis même pas certain que son échoppe existe encore.
Mais ce qu’il m’a transmis, ce jour-là, continue de m’accompagner.
Aujourd’hui, je ne tremble plus de la même manière. J’ai toujours l’envie d’atteindre la perfection. Mais je sais qu’il est plus vrai de ne pas essayer de l’atteindre à tout prix.
Après ce premier voyage au Japon en Juin 2008, une fois en France, je n’ai plus cherché à donner l’image du consultant informatique impeccable tel que le monde du travail impitoyable me l’a demandé. Je sais que quand j’ai commencé à produire ma série documentaire « Japon, qui es-tu ? » sur YouTube, j’ai entamé une création artistique qui m’a permis d’expérimenter le fait d’être vrai plutôt que d’être parfait.
Il m’a fallu du temps pour peu à peu accepter mes imperfections.
Parfois, quand je doute, quand je m’interroge sur le chemin à tracer, je repense à ce vieil homme. Et je me demande :
est-ce que ce que je m’apprête à faire est vrai ?
Pas parfait.
Vrai.
𝘿𝙖𝙫𝙞𝙙-𝙈𝙞𝙣𝙝 𝙏𝙍𝘼
𝑃𝑆 : 𝑐𝑒 𝑡𝑒𝑥𝑡𝑒 𝑒𝑠𝑡 𝑢𝑛 𝑐ℎ𝑎𝑝𝑖𝑡𝑟𝑒 𝑒𝑛𝑡𝑖𝑒𝑟 𝑒𝑥𝑡𝑟𝑎𝑖𝑡 𝑑𝑒 𝑚𝑜𝑛 𝑝𝑟𝑒𝑚𝑖𝑒𝑟 𝑙𝑖𝑣𝑟𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑠’𝑎𝑝𝑝𝑒𝑙𝑙𝑒𝑟𝑎 « 𝐽𝑎𝑝𝑜𝑛,𝑞𝑢𝑖 𝑒𝑠-𝑡𝑢 ? ». 𝐸𝑛 𝑐𝑜𝑢𝑟𝑠 𝑑’𝑒́𝑐𝑟𝑖𝑡𝑢𝑟𝑒 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑢𝑛𝑒 𝑠𝑜𝑟𝑡𝑖𝑒 𝑒𝑛 2025.