07/22/2024
😇Merci madame Plaat🤩 Pour cette belle réflexion estivale!
Une réflexion💬 qui me rejoint beaucoup dans le travail que j'ai le privilège de faire auprès de mes clientes et clients
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Nathalie Plaat, (psy, enseignante et autrice) "Ce que peut la psychothérapie" Le devoir, 22 juillet 2024
Chronique
Je ne sais pas si c’est l’été, la suspension de beaucoup d’activités autres que la clinique, qui m’amène à réfléchir autant sur elle. Je ne saurais dire si c’est la marque des vingt ans à exercer le métier, ou encore le simple mouvement des marées de la pensée qui, de son rythme mystérieux, dépose sur la plage de nouveaux trésors chaque jour, bien que ce soit toujours le même océan qu’on regarde et la même plage où l’on s’assied. Peut-être est-ce aussi quelque chose comme l’amour qui prend un tournant insoupçonné, l’amour pour cette chose qu’on ne savait plus qu’on aimait autant ?
Je ne sais pas. Mais je passe cet été à adorer mon métier comme si je réalisais encore davantage mon privilège : celui d’être payée pour écouter. Déjà, il y a comme une imposture de laquelle on doit constamment se défaire, quand nous sommes psys, celle-là même qui nous rend coupables de demander de l’argent en échange de ce qui, au fond, s’enracine en des qualités humaines, disponibles en potentialités chez beaucoup de personnes. Loin de moi l’idée de diminuer l’expertise reliée à mon métier, mais, parfois, j’avoue que je retourne à ce savoir essentiel, soit que celui-ci est fait de matériaux simples, nobles, peut-être bien, mais simples aussi, d’une simplicité qui manque certes cruellement à notre époque.
Le souci de l’autre, l’engagement et toute la permanence de la présence qu’il requiert… et l’amour aussi, comme dans la chanson, constituent peut-être bien les particules élémentaires à partir desquelles on construit tout le reste. Je me dis souvent que je suis si chanceuse de pouvoir cueillir le vrai, heure après heure, dans cet état si rare, propre seulement aux dispositions intimes, où l’on dépose les armes, pour se montrer nus, dépouillés des masques, dans cette lumière si bouleversante où le fragile est puissamment sublimé. Il me semble alors que tout l’espoir du monde est permis face à cette race autrement si reprochable, la race humaine.
Une amie psychanalyste disait souvent à ses patients, lorsqu’ils s’approchaient d’eux-mêmes, découragés de se trouver encore là où ils espéraient ne plus retourner : « Welcome to the human race ! » J’avoue lui avoir piqué la réplique, que je lance moi-même à mes patients lorsqu’ils se retrouvent à nouveau dans ce lieu d’eux-mêmes qu’ils espéraient bien ne plus jamais visiter.
Cette semaine, avec chaque personne, je me suis demandé si, en vérité, nous changions vraiment. Cette question finit bien par turlupiner n’importe quel clinicien en relation d’aide, un jour ou l’autre. Un peu comme si l’humilité devant le temps qui passe sur nos ambitions force parfois à nous demander si nos efforts portent réellement leurs fruits, ou alors si, au fond, notre travail ne permet pas exactement les transformations que nous pensions soutenir. Change-t-on vraiment ? Céline nous disait que non, qu’on ne changeait pas, qu’on ne mettait que les costumes d’autres sur soi. Et j’avoue que je me questionne souvent sur le pouvoir transformateur de la psychothérapie.
Devant la puissance des complexes, de tout cet échafaudage de mécanismes autonomes, inconscients qui s’emballent sans notre consentement dès que nous faisons face aux choses de la vie qui comptent vraiment (l’amour, l’attachement, l’intimité) et toutes les grandes menaces qu’elles convoquent (l’abandon, l’humiliation, l’envahissement), arrive-t-on vraiment à renverser la vapeur ? Mourrons-nous avec le même visage, celui que Bobin définissait en tant que visage inguérissable, celui du dessous ? Ou vivons-nous, au travers des épreuves, des pertes, des chagrins qui nous pétrissent, de réels grands revirements en soi, des changements pérennes, des mues profondes ?
La question est demeurée ouverte toute la semaine, au gré des visages et des histoires qu’on me présentait. Je la portais ouverte, dans le fond de ma tête, comme une toile sur laquelle j’écrivais des ébauches de conclusions, avant de les effacer à nouveau, qu’on continue de m’enseigner par la rencontre, les possibles réponses. Devant telle ou telle personne, je me disais que, oui, nous y étions, dans la grande transformation qui nous fait changer de peau, certes, mais aussi presque de coeur, comme si ce qui le faisait battre changeait de rythme, d’identité, de sensations du dedans. Je la voyais être autre, cette personne, une autre qu’elle avait peut-être toujours été, au fond, ce qui me faisait revenir à cette idée d’une absence de changement réel, un peu comme si, tout le travail avait peut-être été seulement de la ramener à la maison d’elle-même, à cette personne qu’elle avait su, très tôt, qu’elle était.
J’en étais bouleversée à nouveau, il était 10 h ou 11 h ou 15 h. La journée était si belle, déjà. Et plus t**d, dans la même journée, ou le lendemain, je pouvais me trouver consternée avec la personne face à moi, de revenir à un état antérieur qu’il me semblait avoir dépassé depuis des lieues, des milles, des kilomètres d’années. Et alors, je me disais « comme il est lent le temps du changement ». Et, étrangement, la journée n’était pas plus laide, parce que cette revisite s’accompagnait de nouveautés, aussi, comme si la grotte dans laquelle nous étions, humide, froide, et triste, était éclairée par la conscience que nous y jetions tous les deux. Moi, comme témoin, l’autre comme acteur principal.
Cet autre matin, où moi-même me débattais avec mon être, essoufflée de n’avoir que lui à habiter, je garais la voiture devant la clinique et me demandais comment j’osais me faire guide, alors que je ne savais pas moi-même escalader la montagne de mes propres ombres. J’ai ouvert la lumière, les fenêtres pour aérer, arrosé les plantes et, à 9 h, j’ai ouvert la porte à l’autre. Dès que les premières paroles sont tombées dans la pièce, je me suis mise à respirer mieux, à aimer l’humain, celui d’en face, et du même coup, celui que j’étais aussi.
On ne parle pas souvent de combien le thérapeute est guéri par son travail. Chaque histoire m’a, en partie, apporté de la lumière sur ma condition humaine, je dis souvent merci, tout bas ou tout haut, à tout ce que mes patients m’ont appris sur la mort, la naissance, l’amour, la guerre, la perte, les retrouvailles, les défaites et les transformations. Je ne sais pas si la psychothérapie peut nous changer, mais je sais qu’elle peut nous rendre la vie habitable, à mesure qu’on la regarde avec les yeux de celui ou celle qui nous voit, pour ce que nous sommes avec ce si beau visage, celui « du dessous ».
« Il prend forme à deux ou trois ans puis se cache dans l’ombre des travaux. Nous avons mille visages qui se font et se défont aussi aisément que les nuages dans le ciel. Et puis, il y a ce visage du dessous. » – Christian Bobin