24/03/2020
Un tour de sablier… au temps du confinement
(Fabienne Kuenzli, 24 mars 2020)
Etrange, inaccoutumé, dissemblable et mémorable sont ce confinement. Nos vies en suspension fluctuent et adviennent. Que deviendra demain cette période qui pourrait s’avérer comme la charnière d’une porte qui nous découvre une entrée vers une autre ère, (si l’on en prend la mesure, la leçon) ? L’homme était un loup pour l’homme disait Hobbes moi je dis l’homme est un puits (tiens Edgar Allen Poe : « le puits et le pendule », je ne l’ai pas vu venir celle-là, aussi un confinement dans cette histoire), l’homme est un puits disais-je d’intelligence et de forces, j’en ai toujours eu la conviction. Il est peut-être temps de se préparer à cette éclatante transformation, tout chrysalide vouée à déployer ses ailes subi une profonde crise, confiné, acculé face à ses limites. Nous n’avons pas de choix, sinon nous allons droit au mur. Le saut dans le XXI -ème siècle avec cette peur sans précédent d’un bug informatique il y a juste vingt ans, nous prédisait la frénésie à venir. Notre monde est devenu insatiable, avide, alors que la misère croit et que le désert gagne tous les jours du terrain, l’homme joue une course démente avec l’excès. Nous rejouons la Rome antique. Saurons-nous saisir, retenir les leçons de cette expérience ? Comment serons-nous changés, transformé par cette expérience du confinement mondial ?
Nous souviendrons-nous ?
Comme une parabole, un miroir, un processus parallèle du monde numérique qui nous fait miroiter une communauté qui n’existe que dans le virtuel, des groupes what’s up, des amis qui nous like ou nous bloquent sous un accès d’impulsivité alors que l’homme n’a jamais été aussi seul. Nous sommes aujourd’hui, en mars 2020, vous et moi, parfois littéralement seul avec le téléphone, la machine et nous ne pouvons plus même nourrir l’idée, la possibilité de se rencontrer. Tout est alors différent, moins poétique, n’est-ce pas ? Oui, la solitude peut devenir vertigineuse et abyssale. Hic et nunc, l’homme est verrouillé. Littéralement confiné, le retour à soi n’est plus une option. Il est une survie nous dit-on, pour l’instant survie de l’espèce pour éviter l’hécatombe. Inéluctable et incontournables le devient aussi le retour à soi, qui suis-je et à quoi sers-je ? Non pas le retour sur soi à la mode où l’on admoneste des injonctions aussi vides qu’impraticables : lâche-prise ! Laisse faire détends-toi ! (Oui, vous m’en mettrez deux caisses après une journée de douze heures, ça va être simple…) Non, pas celle du soin alibi, de celui encore une fois de consommer le soin dans un état second, pour trouver d’autres prétextes à s’oublier, à se distancer. Non, un retour à soi, un honnête simple et vrai retour à soi où le temps ralenti
Un tour de sablier …
Il est question du lien, le plus profond à soi, ce lien socratique dans sa plus pure forme : Qui suis-je ? Où vais-je ? (Et dans quelle état-j’erre … aurais-je mis cette farine pour faire ce gâteau que je n’ai par ailleurs jamais pris le temps de faire ? …). Ces questions existentielles qui ont torturé les philosophes du 20eme Sartres, Kierkegaard, Jaspers, Heidegger, Nietzsche ou Camus, elles sonnent à notre porte, elles nous réveillent parfois au cœur de nos nuits. L’homo sapiens (ou plutôt mulier sapiens) que je suis est forcée de se retrouver d’autres rythmes, d’autres habitudes. Nous sommes pour beaucoup amenés à l’exercice maïeutique tant redouté puisque tout dans la frénésie du quotidien nous détourne de l’acte réflexif sublime, se regarder être et se regarder être avec et regarder ce que nous sommes en train de coconstruire. Il faut aujourd’hui regarder l’impalpable du virtuel, les fourberies du monde moderne et ses extraordinaires et sublimes découvertes. Nous -homo sapiens- prenons le temps de suivre le fil d’Ariane et de découvrir le lien à soi pour retrouver le contact avec soi et avec les autres. Moi qui ai choisi une profession de contact absolue, mes amis me disent. « Comme Faust tu te ravitailles de l’âme humaine ». Je suis psychothérapeute, je suis comme toi, comme vous, je suis face à un manque, qui me fait mal qui me mande de taper sur le clavier pour vous dire en delà des mots, tissés dans l’ourlet de mes propos : Vous me manquez. Oui toi, et vous aussi. Je vous aime. J’aime l’être humain dans sa faiblesse et dans sa force, dans son questionnement abyssal, au cœur de ses doutes nauséeux, dans son exubérance. Au cœur de ses angoisses, dans ses pires et ses meilleurs moments, ses deuils, la violence dont il se sait capable, c’est fou comme je vous aime. Vous faites partie de ma vie. Par moments, je ressens un tel manque. J’aurais rencontré untel pour sa séance à telle heure ... On aurait refait le monde, construit des espaces du possible, fait la place au cœur de la souffrance pour respirer un peu plus profondément. J’ai un besoin viscéral de vous le dire, de vous sourire de vous tendre la main, de partager avec vous un instant sérieux, hors du temps ou affreusement prosaïque. Vous me manquez, oui vous et vous. Nous pouvons vivre cette période comme le papier carbone de notre existence... S’engager dans un autre rapport au temps. Les effets de la pandémie du coronavirus nous plongent au cœur de nous-même. Pour le meilleur et pour le pire…
… c’est le retour du sablier.
Un temps pour reconnaître que ses failles sont tellement similaires que celles de l’autre et tellement humaines aussi. Aimer ses failles sans faille. Oublier que parfois au cœur de sa misère, on n’est jamais si humain et si beau que quand on se mobilise pour aider un autre, quand soi-même on vit une épreuve, une difficulté.
Vers 21 heures tous les soirs sonne le glas, chantent et applaudissent dans toutes les villes d’Europe, toutes ces infirmières, ces médecins, ces soignants, ces pharmaciens, ces chercheurs, qui chaque jours mettent en péril leur vie pour sauver d’autres vies. Nous avons retrouvé des rythmes, des rituels, cela est de très bon augure. Oyez ! Oyez ! Vous qui soignez ! Comme je vous aime, comme je vous respecte et tous ceux qui vous admirent et vous le disent à 21 heures en canon ou en joyeuse cacophonie. Je vous dis « Merci » la main sur le cœur en m’inclinant, puisque je ne peux vous serrer la main. Bravo à ceux qui font et qui ne prêchent pas. Bravo aux héros silencieux qui s’engagent …
La découverte que le temps est élastique, processus hypnotique le temps est suspendu aujourd’hui une minute peut devenir une heure. Un hier peut devenir un demain. Un ensuite peut devenir un après. Tiens comment vais-je passer mon après-midi : Télétravail, cuisine, ballade, un bon livre, un bon film ou écrire, yoga, rangement, ménage, jeux de société … je secoue, je mixe et je recommence
Et c’est le retour du sablier…
J’ai le temps de l’ennui, le temps pour toutes ces choses pour lesquelles je n’ai pas pris le temps. Le temps de me regarder être, après cette course effrénée contre la montre, l’accéléré, l’absurde, jusqu’à même à en oublier de respirer. Sur ce point je suis littérale puisque beaucoup de mes patients doivent réapprendre à vivre leur respiration avant même que de ne « carpe diem », j’ai le temps. Puis-je ou je sais-je en profiter ? J’ai le temps d’être et de redevenir plus humain, aujourd’hui et pour les jours, les semaines, les mois à venir Je peux découvrir et accueillir mes ambivalences, mes abîmes et mes saillances, mes contradictions, mon humanité, mes insomnies et mes hyperactifs désirs,
Le temps a le temps. Aujourd’hui. La vie nous donne le temps de reconstruire notre intérieur, de solidifier ou de laisser imploser notre famille, dans l’ignorance, le mépris, nos ego perdus. C’est une occasion de soigner, de se laisser vivre expérimenter, sans attente, de découvrir aussi le rien-faire, le rien dire, le rien. Le temps n’attend pas.
C’est le retour du sablier.
C’est le temps du retour à l’essentiel. La vie et la mort sont proches si proches qu’il fleurtent l’un avec l’autre, tout ce que j’ai aujourd’hui peut m’être retiré en un souffle, à quoi cela sert ? A quoi bon ? Qu’est-ce que l’essentiel ? Le rappel de la mort a la capacité de nous rappeler à la vie. Le non-immanent, le sacré, le fluide. La maladie ou la crainte de la maladie nous rappel la santé, la santé est un tout, la santé physique et celle de l’esprit et du cœur.
Quand la maladie frappe, l’essentiel reprend le dessus, le superflu s’estompe, les besoins absurdes, les achats frénétiques, les exigences du travail, la productivité, les avoir, les acquis comptent moins que la santé. Nous avons cette exigence d’être à nouveau en contact avec nous-même et notre monde, notre humanité, notre nature.
Dehors il fait beau, il y a longtemps que je n’ai pas vu la nature aussi belle, depuis que je nage dans l’eau du Léman toute l’année… le monde me semble souvent comme suspendu. Le manteau de froid glacial qui m’entoure me rappelle la beauté, le silence, et l’inouï joie d’être. Tout passe, rien ne reste. Au temps des transformations de mes transformations, j’ai aimé cette métaphore du contact avec le glacé pour en faire une joie, une extase plutôt que de n’apprendre à digérer toutes ces pertes … jusqu’à ma mort.
C’est le retour du sablier …
La chance de redécouvrir la beauté et l’inestimable richesse et cadeau de notre planète terre. Peut-être le courage, le déclic pour apprendre à trouver d’autres équilibre pour ne pas la saccager, la vandaliser, l’usurper, mais la respecter et apprendre à en profiter. Sortir de notre rat race pour quelques semaines (ou quelques mois) et prendre le temps de la réflexivité, le temps d’un retour de sablier.
Merci que le meilleur vous accompagne prenez soin du précieux de la vie.
Fabienne Kuenzli, Dre en Psychologie, le 24 mars 2020