12/12/2025
Texte : Les séquelles invisibles du viol de l'imaginaire collectif
Il existe une violence qui ne laisse pas de bleus sur la peau mais qui fissure la conscience. Une violence qui ne crie pas, ne frappe pas, ne tue pas physiquement mais qui mutile la capacité d’un peuple à se percevoir comme sujet de son histoire. Le viol de l’imaginaire collectif des peuples d’Afrique fait partie de ces violences-là. Une opération séculaire, si profondément ancrée que ses ravages se manifestent aujourd’hui dans les gestes les plus quotidiens, dans les attitudes les plus banales, dans les conversations les plus anodines.
On croit parfois que ce viol symbolique appartient au passé. Il n’en est rien. Il vit encore sous la forme de bruissements intérieurs, de réflexes défensifs, de pensées brouillées, de réactions disproportionnées ou absurdes. Il vit dans les familles. Dans les amitiés. Dans les rues. Dans la manière dont certains pensent, réagissent, évitent, fuient.
J’ai longtemps observé, perplexe, l’attitude de mon aîné. Une manière étrange d’argumenter, de se contorsionner, de se défendre. Un mécanisme que j’ai fini par nommer « la relativité relative ». Une imposture logique où tout est relatif — sauf sa propre position. Une manière de dissoudre le réel pour ne pas affronter ses contradictions. Si je lui disais : « Ce que tu fais est incohérent », il répondait : « C’est relatif. » Mais lorsque je lui demandais si son propre point de vue était lui aussi relatif, il refusait net. Comment peut-on croire qu’un principe s’applique à tous sauf à soi ? Comment peut-on vouloir régner sur un monde dont on nie l’existence objective ?
Ce n'est pas seulement de la mauvaise foi. C’est un système psychique de survie. Une pensée blessée qui, pour ne pas s’effondrer, se met à tordre la logique jusqu’à ce que tout devienne flou. Une pensée qui passe de la mer à la lave, puis à la montagne, et conclut que la nage fut douce. Une pensée qui n’a plus d’ossature interne solide parce que ses fondations culturelles ont été attaquées pendant des siècles.
Ces séquelles cognitives, il faut les nommer. Car elles ne sont pas individuelles. Elles sont collectives. Elles sont le produit d’une histoire où les repères furent remplacés, ridiculisés, criminalisés. Quand un peuple perd la continuité de son imaginaire, sa pensée se fragmente. Et cette fragmentation se voit dans mille petites choses : la difficulté à planifier, la peur du rêve, l’évitement de la réflexion, la fuite dans la dérision, l’agressivité face à l’ambition, l’hostilité envers celui qui ose penser autrement.
Lorsqu’on tente d’avoir une conversation sérieuse sur l’avenir, sur les projets, sur les stratégies à adopter pour élever sa vie ou sa nation, il suffit parfois d’un mot pour déclencher une tempête. On a l’impression d’avoir réveillé un essaim d’abeilles traumatisées. « Pardon, ferme ta bouche et va prendre une bière. » La phrase tombe comme une gifle. Pas seulement une gifle personnelle : une gifle civilisationnelle. Comme si réfléchir était devenu un acte suspect. Comme si penser une trajectoire digne était une provocation. Comme si l’imaginaire avait été tellement amputé qu’il ne supportait plus d’être éveillé.
Et il y a cette autre phrase, glaçante dans sa banalité : « Tu as fait quoi, on a vu. »
Elle sert à éteindre toute étincelle. Elle dit, en filigrane : « N’essaie plus. N’imagine plus. Ne dérange pas. »
C’est le langage de ceux dont l’élan vital a été étouffé par des siècles de négation.
C’est le langage de ceux que l’on a dressés à vivre en mode survie, jamais en mode création.
Quand l’imaginaire d’un peuple est violé, il développe des défenses paradoxales : une méfiance envers le rêve, une hostilité envers l’audace, une suspicion envers l’intelligence. Beaucoup finissent par fonctionner comme des automates, coupés d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur désir. Ils avancent sans mouvement intérieur, comme si l’énergie primordiale avait été débranchée. Des êtres en marche mais sans direction. Des vivants qui ne savent plus que respirer.
Je ne raconte pas cela pour accuser les individus. Je raconte cela pour dévoiler le mécanisme. Car dès que l’on comprend le mécanisme, quelque chose se déverrouille. Et dès que quelque chose se déverrouille, une réparation devient possible.
Nommer le viol de l’imaginaire collectif, c’est commencer à reconstruire.
Nommer les blessures transgénérationnelles, c’est permettre à la pensée de retrouver une ossature.
Nommer les contorsions mentales, c’est redonner au réel sa densité.
Nommer la peur du rêve, c’est rouvrir le champ des possibles.
Ce texte n’est pas un cri de plainte. C’est un diagnostic. Un acte de lucidité. Une mise en lumière des dégâts invisibles. Une invitation à reprendre possession de notre espace intérieur, celui-là même que d’autres ont tenté de dévaster. Une invitation à reconstruire un imaginaire digne, solide, enraciné. Un imaginaire capable de dire : « Nous venons de loin, et nous allons loin. »
Parce qu’un peuple qui répare son imaginaire répare son destin.
Ngoumela Fondji - NDI SI