15/09/2025
L’intellect qui mutile l’âme — ou la danse des contraires
par Laurent Brun-Lafferrere
« L’intellect viole en effet l’âme lorsqu’il tente de s’approprier l’héritage de l’esprit. Il n’est nullement apte à le faire, car l’esprit est quelque chose de plus élevé que l’intellect en ce sens qu’il comprend non seulement ce dernier, mais aussi les sentiments.
Il s’agit d’une ligne ou d’un principe de vie qui aspire à des hauteurs surhumaines et brillantes ; mais à cela s’oppose le principe féminin, sombre, né sur terre, avec son émotivité et son instinctivité qui remontent loin dans les profondeurs du temps et dans les racines de la continuité physiologique. »
— Carl Gustav Jung
Quand la raison devient prédatrice
Il y a dans ces mots de Jung une accusation d’une force rare : l’intellect, lorsqu’il se croit tout-puissant, devient un violeur d’âme. Non qu’il soit mauvais en lui-même — car l’intellect est un instrument prodigieux, une lampe claire dans les ténèbres —, mais parce qu’il usurpe une place qui n’est pas la sienne.
Nous vivons dans un monde qui a tout confié à l’intellect : nos gouvernances, nos systèmes éducatifs, nos manières de mesurer la valeur d’un être humain. Tout doit être prouvé, quantifié, vérifié. Or à force de vouloir éclairer tout, la lampe brûle et consume l’air qu’elle devait seulement illuminer.
L’esprit, une flamme plus haute
L’esprit, nous dit Jung, ne se réduit pas à l’intellect. Il est souffle et mouvement. Il contient la raison, mais aussi ce que la raison ne sait pas dire : la tendresse, l’effroi, l’élan d’amour, la brûlure du mystère. L’esprit est cette force qui pousse l’homme à se dépasser, à marcher vers des hauteurs qu’il n’atteindra peut-être jamais, mais qu’il doit convoiter pour ne pas mourir intérieurement.
C’est le feu qui nous arrache à la banalité, qui nous rend capables de poésie et de transcendance. L’intellect, seul, sait additionner des colonnes de chiffres. L’esprit, lui, sait donner sens aux nombres comme aux larmes.
La réponse de l’âme féminine
Face à cet esprit lumineux, un autre principe se dresse. Non pas contre lui, mais comme sa racine et son complément. C’est le principe féminin : obscur, tellurique, émotif, instinctif. Lui ne vise pas les hauteurs. Il s’enfonce dans les profondeurs. Il garde mémoire de ce qui précède l’histoire et la parole : les cycles de la chair, la continuité des lignées, la sagesse du ventre.
Ce principe féminin est l’éternel rappel que nous sommes de terre avant d’être de ciel. Il est ce qui nous relie au sang, à la naissance, à la mort, au mystère de la fécondité. Sans lui, les brillances de l’esprit se dessèchent et deviennent stériles.
La tragédie moderne : une âme humiliée
Lorsque l’intellect s’allie au désir de brillance et oublie les profondeurs, il produit des civilisations éclatantes à l’extérieur mais désertiques à l’intérieur. Nos cités sont pleines de lumière artificielle et de réseaux de communication, mais combien de cœurs y battent encore au rythme de la terre ?
Alors l’âme humiliée se venge. Elle crie dans les rêves, elle étouffe dans les crises d’angoisse, elle se révolte dans la dépression ou les désastres collectifs. Chaque fois que l’on a voulu réduire l’homme à la seule machine pensante, la vie s’est rappelée à lui sous forme de cataclysme.
La rencontre des contraires
Il n’y a pas à choisir entre la flamme qui aspire au ciel et la sève qui plonge dans la terre. Il n’y a pas à élire l’un contre l’autre. La vérité est dans leur union. Jung appelle cela l’individuation : le patient travail intérieur qui consiste à ne plus mutiler une part de soi, mais à faire dialoguer les contraires, pour qu’ils s’épousent et engendrent l’humain véritable.
Nous sommes faits pour la lumière et pour la nuit. Pour l’ange qui se dresse et pour la bête qui rampe. Pour le chant des étoiles et pour la boue qui colle à nos pieds. Qui refuse l’un des deux trahit la totalité qu’il est appelé à devenir.
Une sagesse ardente
À l’heure où l’intellect est roi, où les chiffres dominent nos vies et où l’on croit pouvoir expliquer le mystère de l’homme par quelques équations, il nous faut cette parole de feu : l’intellect n’est qu’un serviteur. Qu’il s’élève en despote, et il nous détruit. Qu’il s’abaisse à servir l’union du lumineux et du tellurique, et il devient un médiateur de vie.
Il est temps de réapprendre la danse des contraires. D’oser se tenir debout entre ciel et terre, les pieds ancrés dans la glaise et le regard tourné vers les étoiles. Là, seulement là, commence la véritable humanité.