24/11/2025
Chez eux
Soigner à petits pas
Être infirmière à domicile c’est rentrer chez les gens.
Pas seulement dans leur maison mais aussi dans leur vie, dans leur intimité.
C’est traverser un couloir tapissé de photos, contourner le fauteuil du chat, éviter la pile de journaux, respirer une odeur de soupe ou de lessive et se dire : ici, c’est chez eux.
Et chez eux, tout est différent.
Il n’y a pas de protocole affiché au mur, pas de lumière blanche, pas de bip d’alarme.
Il y a des habitudes, des manies, des silences.
Et il y a surtout cette impression, chaque fois, d’entrer dans un petit monde qu’il faut comprendre avant d’y poser les mains.
Au début, on voudrait tout bien faire.
On voudrait qu’ils mangent mieux, qu’ils prennent leurs médicaments à l’heure, qu’ils se lèvent, qu’ils bougent, qu’ils ouvrent un peu les volets.
On voudrait ranger, organiser, améliorer.
Parce qu’on se dit que ce serait « mieux pour eux ».
Et puis avec le temps on apprend que le « mieux » n’est pas toujours le même pour tout le monde.
Il y a cette dame qui refuse qu’on change sa chaise percée de place, parce que « son mari s’asseyait juste là » même s’il est parti depuis vingt ans.
Ce monsieur qui continue de fumer sa pipe chaque soir malgré les consignes du médecin.
Cette autre qui boit son café bien trop sucré, parce que « c’est la seule douceur qu’il me reste, ma fille ».
Alors on respire, on sourit, on fait au mieux ; pas pour eux mais avec eux.
C’est là que je mesure combien le domicile c’est tout l’inverse de l’hôpital.
À l’hôpital c’est le patient qui s’adapte au cadre.
A domicile c’est nous qui devons nous adapter.
Aux horaires, aux objets, aux odeurs, aux histoires.
Et à cette idée simple mais parfois difficile : ici, ce n’est pas notre monde, c’est le leur !
De temps en temps, je repars frustrée.
Je me dis que j’aurais aimé qu’ils fassent un peu plus d’efforts, qu’ils se soignent mieux, qu’ils écoutent mes conseils.
Et puis je me rappelle : ce n’est pas ma vie, c’est la leur.
Je suis juste de passage.
Je peux aider, soigner, accompagner mais pas décider à leur place.
Travailler à domicile c'est apprendre à faire un pas de côté, à respecter ce qui est même si ce n’est pas comme on voudrait.
Alors oui, quelquefois c’est un peu de travers, un peu bancal, un peu désordonné.
Mais c’est leur équilibre à eux.
Et mon rôle, ce n’est pas de le redresser, juste de le comprendre.
Nous, on entre doucement dans la vie des gens, on soigne sans imposer, on aide sans diriger.
Soigner à domicile c'est accepter qu’on ne peut pas tout changer et que souvent ce qu’ils veulent, c’est juste qu’on les laisse vivre comme ils sont.
Et c’est peut-être ça la plus belle forme de soin.