21/09/2025
bodhapañcadaśikā
La Śrī-bodhapañcadaśikā proclame l’unité absolue de Śiva et de sa Śakti, la liberté sans cause de la conscience, et révèle que le monde, l’ignorance et la délivrance sont des modes d’une même réalité indivisible que la reconnaissance seule accomplit.
Traduction fidèle (avec termes sanskrits en italique) :
1 – Celui (yaḥ) qui, unique (ekaḥ), est à la fois intérieur (antaryat), intime (antaḥ), et qui, par son éclat (tejas), soutient même les ténèbres (tamas), ce principe où resplendissent à la fois les lumières (tejāṁsi) et les obscurités (tamāṁsi), [lui seul].
2 – Ce même (sa eva) est la nature propre (svabhāvaḥ) de tous les êtres (sarva-bhūtānām), le Seigneur suprême (parameśvaraḥ). Toute manifestation (bhāva-jātam) n’est en réalité que son énergie (śaktiḥ), faite de souveraineté (īśvaratā-mayī).
3 – Et cette śakti ne désire aucune séparation (vyatirekaṁ na vāñcchati) de l’essence de celui qui possède la puissance (śaktimat). Leur identité (tādātmya) est éternelle, comme le feu et le fait de brûler (vahni-dāhikayor iva).
4 – C’est Lui, le Bhairava divin, dont la caractéristique est de soutenir l’univers (jagad-bharaṇa-lakṣaṇaḥ), en qui tout est parfaitement reflété (samagraṁ pratibimbitam) dans le miroir de sa propre conscience (svātmā-darśe), grâce à sa śakti.
5 – C’est cette parā-devī, avide de s’éprouver elle-même (svarūpa-āmarśana-utsukā), dont la plénitude (pūrṇatvam) en toutes choses ne connaît ni manque ni excès.
6 – Ce Dieu se réjouit sans cesse (nityaṁ krīḍā-rasa-utsukaḥ) avec cette Déesse : il accomplit, simultanément et souverainement (yugapat vibhuḥ), des créations et des destructions multiformes.
7 – Produire ce qui est extrêmement difficile (ati-durghaṭa-kāritvam), voilà sa suprême réalité (anuttaram). C’est cela même que l’on appelle liberté (svatantratva), seigneurie (aiśvarya), et nature de conscience (bodha-rūpatā).
8 – La limitation de la lumière (paricchinna-prakāśatvam) est le signe du non-conscient (jaḍa). La Conscience (bodha), distincte de l’inertie, ne se mesure pas (na parimīyate).
9 – Ainsi, de ce libre Seigneur (asya svatantrasya), dont l’énergie n’est pas autre que lui (nija-śakti-upabhedinaḥ), émanent création et résorption (sṛṣṭi-saṁhāra), établies en tant que sa propre nature (svarūpatvena).
10 – Dans celles-ci se déploie une variété extrême (vaicitryam atyantam), vers le haut, le bas et l’horizontal (ūrdhva-adhaḥ-tiryaṅ), à savoir les mondes (bhuvanāni), leurs parties, et toutes les expériences de plaisir, de douleur et d’opinions (sukha-duḥkha-matiḥ bhavaḥ).
11 – La non-reconnaissance (aparijñānam) de cela est précisément appelée saṁsāra, effrayant pour les ignorants (mūḍhānām). C’est en vérité sa liberté (tatsvātantryam).
12 – Par la saveur de sa grâce (tat-prasāda-rasāt), ou bien à travers le guru, l’āgama, ou l’Écriture du Seigneur suprême (parameśa-śāstra), d’une manière ou d’une autre, on y parvient.
13 – La connaissance intégrale de cette Réalité (tattvasya parijñānam) est libération (mokṣa), c’est la seigneurie suprême (parameśatā). Pour l’éveillé, cette plénitude (pūrṇatvam) est dite libération vivante (jīvanmukti).
14 – Ces deux états, esclavage et délivrance (bandha-vimokṣau), ne diffèrent pas dans la nature même du Seigneur (parameśa-svarūpataḥ). En vérité, il n’existe aucune dualité en Parameśvara.
15 – Ainsi, reposant sur les énergies d’icchā (volonté), kalā (puissance de mesure), jñāna (connaissance), śakti, śūla (le trident) et ambuja (le lotus), le Bhairava est contemplé comme l’essence de tous les êtres.
16 – Pour éveiller aisément des disciples au discernement délicat (sukumāra-matīn śiṣyān), Abhinavagupta a composé ces seize śloka.
Version française fluide :
Unique, intérieur et intime, Celui dont l’éclat porte même les ténèbres est le lieu où resplendissent lumière et obscurité.
Il est la nature de tous les êtres, le Seigneur suprême. Tout ce qui apparaît n’est que sa puissance, empreinte de souveraineté.
Cette puissance ne connaît aucune séparation d’avec son détenteur ; leur unité est éternelle, comme le feu et l’acte de brûler.
C’est Lui, Bhairava, qui soutient l’univers et reflète en sa propre conscience la totalité des mondes par le jeu de sa śakti.
Sa Déesse, ardente du désir de se reconnaître, demeure pleine en tout, sans manque ni excès.
Avec elle, le Seigneur se réjouit sans fin, produisant simultanément créations et destructions infinies.
Réaliser l’impossible est son état suprême : liberté absolue, souveraineté, pure conscience.
La limitation de la lumière est le signe de l’inertie ; la Conscience, sans borne, ne peut être mesurée.
De ce Seigneur libre, dont l’énergie n’est pas distincte, procèdent création et résorption comme sa propre essence.
Là se déploie l’infinie variété des mondes, des expériences, des joies et des peines.
Ne pas reconnaître cela, voilà ce qu’on nomme saṁsāra, effrayant pour l’ignorant : expression même de la liberté divine.
Par sa grâce, ou par le guru, l’āgama ou l’Écriture, de quelque façon que ce soit, on parvient à cette Réalité.
Connaître cette vérité, c’est la libération, la seigneurie suprême ; pour l’éveillé, c’est la plénitude de la délivrance vivante.
Esclavage et délivrance ne diffèrent pas dans l’essence du Seigneur : aucune dualité ne subsiste.
Reposant sur les puissances de volonté, de mesure, de connaissance, de śakti, de trident et de lotus, Bhairava est reconnu comme l’essence de tous les êtres.
Pour éveiller aisément des disciples au discernement subtil, Abhinavagupta a formulé ces seize stances.
Note doctrinale condensée (śāmbhavopāya) :
Abhinavagupta condense ici tout le Trika. Le Réel est Bhairava, conscience-lumière illimitée, dont śakti n’est jamais séparée. Création et destruction, plaisir et douleur, sont sa liberté, non un devenir. L’ignorance (saṁsāra) n’est qu’absence de reconnaissance ; elle n’a pas de réalité propre. Par la grâce, le guru ou le śāstra, l’évidence surgit : connaître ce Tattva, c’est être déjà libre, jīvanmukta. Esclavage et libération ne sont que points de vue relatifs dans l’unique Seigneur. La stance finale indique le but : éveiller directement le disciple à cette reconnaissance immédiate, sans causalité ni attente.