11/03/2025
Dans Paris sous l'Occupation, un ancien étudiant de Sartre vient lui demander conseil.
Il est dans la plus totale indécision.
Son père, engagé dans la collaboration, a abandonné sa famille.
Son frère est mort au combat quelques mois plus tôt. Il est l'unique soutien de sa mère, mais il souhaite de tout cœur rejoindre la Résistance.
Il risque évidemment d'être tué lui aussi, et qui alors s'occupera de cette femme, de surcroît en période de guerre ?
Le jeune homme a pensé demander leur avis à des prêtres, mais certains ont versé dans la collaboration, il préfere s'abstenir.
Il a aussi envisagé de contacter des philosophes réputés pour leur sagesse, mais il se méfie de leurs idées trop abstraites, déconnectées du réel.
Il a même tenté d'écouter sa voix intérieure, mais il n'a entendu que des voix discordantes l'encourageant à rester puis à partir, à être courageux mais à être aussi un bon fils, à s'engager et ensuite à rester à l'écart pour ne pas risquer les tortures et la mort et laisser sa mère seule avec son chagrin.
Sartre l'écoute puis s'approche de lui et lui souffle une phrase, énigmatique: «Tu es libre donc choisis. Ce qui veut dire, invente. »
Il lui dit ainsi qu'il n'a d'autre choix que de choisir.
Et que s'il ne choisit pas, ce sera quand même un choix.
Depuis la révolution phénoménologique du début du XX siècle, portée par des géants de la pen- sée comme Heidegger, Nietzsche ou Kierkegaard, on réalise qu'aucun être humain, aussi misanthrope soit-il, ne peut prétendre vivre en dehors du monde, séparé de l'ordre de l'action, donc du choix.
Nous sommes, par définition, jetés dans le monde», selon l'expression de Sartre.
Et c'est une excellente nouvelle!
Nous recourons souvent à une solution de faci- lité: «Je n'étais pas libre de décider.
Nous prétextons de considérations extérieures, de circonstances, de personnes, du rouleau compresseur de la vie, qui nous auraient obligés, forcés, contraints...
Mais n'est-ce pas, presque aussi souvent, une manière de nous défausser, de contourner nos responsabilités?
Soyons sérieux: aucune autorité ne saurait jamais nous décharger de notre liberté.
Nous pouvons la percevoir comme un fardeau, mais elle est pourtant un immense cadeau de la vie.
Je comprends que nous puissions être parfois fatigués de devoir toujours choisir, soupeser les considérations, hésiter.
En effet, nous sommes en permanence priés par le réel de prendre des décisions: que vais-je manger? Où vais-je aller en vacances? Ne vaut-il pas mieux attendre demain pour boucler ce dossier? Quel métier dois-je choisir? Est-ce que je dois m'engager?
À chaque instant, nous avons à répondre à une situation, donc à inventer notre vie.
Même quand je baisse les bras, c'est un choix: quand je suis dans le désarroi le plus total, je peux décider, dans un premier temps, de me retirer dans ma coquille pour vivre ma peine, pour commencer à me reconstruire.
Mais il m'est encore donné de choisir quand je vais en sortir pour rejoindre le mouvement de la vie. Certains jours, cette liberté, cet excès de liberté nous angoisse. D'une angoisse qui nous paralyse, non de l'angoisse salutaire qui nous alerte, nous réveille, nous met sur le qui-vive. Il faut dire que nous portons le poids de notre éducation.
Depuis notre plus tendre enfance, nous avons appris qu'il nous faut prendre la bonne décision», autrement dit qu'il nous faut effectuer le bon choix - sous peine de commettre une erreur.
Or, nous ne pardonnons pas les erreurs, à plus forte raison quand c'est nous qui les commettons.
C'est ainsi que nous apprenons l'impuissance... Autant le savoir d'emblée: personne ne sait aujourd'hui quelle est la bonne décision», c'est-à- dire celle qui aura les meilleures répercussions dans l'avenir.
Par ailleurs, ces répercussions elles-mêmes dépendront de dizaines, de centaines d'autres paramètres, d'autres décisions que j'aurai également à prendre tout au long du chemin.
Car, et c'est ce qui est formidable, à tout moment, nous restons encore libres de choisir. Cette liberté peut aussi donner le vertige - c'est ce qu'a vécu le jeune homme qui était venu consulter Sartre.
Quand ce dernier lui dit « invente », il l'invite à s'immerger dans sa réalité, dans sa situation, à revenir à ses désirs les plus profonds, ceux qui le poussent en avant, à s'interroger pour comprendre ce dont il a vraiment envie, dans quelle voie il souhaite engager son existence, ici et maintenant.
Engageons-nous dans la liberté et dans le monde! Nourrissons le feu du désir!
Car la liberté brûle de ce feu qui calcine l'hésitation, la peur, les obstacles.
Sentons ce désir plutôt que de nous laisser obnubiler par son seul objet.
J'ai envie de changer de vie, de changer de travail, de tomber le masque?
Je vais m'accorder le temps de toucher cette envie, l'autoriser à être, à grandir, à me mouvoir, à me porter.
Elle est infiniment plus puissante que la petite