28/08/2025
Loyautés invisibles et mandats transgénérationnels : pièges et répétitions dans la relation d’aide au sein de la filiation.
Les mandats inconscients : une dette sans contrat.
Dans les familles, certains rôles s’attribuent de manière implicite, comme si une assignation silencieuse pesait sur les enfants. Ce sont les mandats inconscients, concept développé par les théoriciens du transgénérationnel (notamment Boszormenyi-Nagy, puis repris dans l’approche psychanalytique par A. Eiguer, et indirectement par G. Clavreul et Talpin dans leur lecture familiale du vieillissement).
Ces mandats peuvent être :
De réparation : « Tu es là pour compenser ce que j’ai perdu. »
De fidélité : « Ne sois pas plus heureux que moi. »
De sacrifice : « Ta vie passe après la mienne. »
De continuité : « Tu es la prolongation de mon destin. »
Ils s’imposent comme des obligations affectives qui n’ont pas été contractées consciemment par les enfants, mais qui organisent leur position psychique — et parfois leur résistance farouche à « l’aidance ».
Ainsi, un enfant géographiquement éloigné peut ne pas simplement fuir une contrainte matérielle, mais refuser un mandat filial écrasant : celui de devoir porter seul la charge affective et existentielle du parent vieillissant.
« Le sujet peut refuser le statut d’aidant parce qu’il sent qu’on lui demande bien plus qu’une aide : un investissement totalisant, une dévotion qui l’efface en tant que sujet autonome. » (Henriquet, K., communication personnelle, 2022)
Loyautés invisibles : entre dette et culpabilité.
Les travaux de Boszormenyi-Nagy sur la "loyauté familiale invisible" montrent comment les individus sont inconsciemment liés à un système d’échange affectif dans leur famille, sous la forme d’une dette intergénérationnelle implicite. Cette dette, jamais discutée, crée un dilemme : aider son parent, c’est honorer la dette, mais c’est aussi confirmer une assignation, parfois aliénante.
La culpabilité émerge alors comme symptôme de ce double lien. L’enfant peut à la fois culpabiliser de ne pas en faire assez, et en même temps ressentir une violence psychique dans la sollicitation même.
On touche ici à ce que Jacques Clavreul nommait l’ordre familial latent, cet ordre symbolique sous-jacent qui structure les rôles, les places et les interdits, bien en-deçà des intentions conscientes des sujets.
« Les loyautés invisibles assignent des fonctions parentales à des enfants qui n’ont jamais consenti à les endosser. Le refus de ce rôle devient alors un acte de survie psychique. » (Talpin, J.-M., Les affects du vieillir, InPress, 2020)
Quand la relation d’emprise naît d’un mandat.
L’emprise n’est pas toujours volontaire ni perverse. Dans certaines configurations, le parent vieillissant peut lui-même être pris dans son propre mandat non résolu : celui d’avoir dû s’occuper de ses propres parents, ou d’avoir renoncé à sa vie pour une fratrie, et de transmettre ce modèle de sacrifice comme seul possible.
Ainsi, l’attente d’aide devient non seulement une demande, mais une injonction filiale, enrobée de dette morale, d’abandon redouté, voire de chantage affectif. Le vieillissant, parfois sans malveillance, peut alors entretenir une forme d’emprise issue de la transmission traumatique.
Ce que j'ai tenté de démontrer dans mes travaux sur l’accompagnement institutionnel, c’est combien les équipes peuvent servir de tiers déculpabilisant, en venant délier ces liens de loyauté toxique et en redistribuant les rôles dans un espace moins saturé de répétitions inconscientes.
« La souffrance de l’enfant aidant peut être celle d’un héritier sans testament symbolique. Il hérite d’un rôle sans parole, d’un amour comme dette, et non comme liberté. » (Henriquet, K., L’aide comme violence douce, in Cliniques du lien, 2023)
Répétitions, clivages, et exil géographique
L’éloignement géographique des enfants peut apparaître, dans cette lecture, non comme un simple fait social, mais comme un acte de clivage psychique : mettre de la distance spatiale là où la psyché n’arrive pas à poser de frontière interne.
Le refus de proximité devient alors un mécanisme défensif majeur, une tentative d’échapper à un mandat qui consume ou qui réactive une position d’enfant parentifié.
Les institutions, dans ce cadre, peuvent devenir soit :
- un tiers symbolisant, en offrant une médiation et une redistribution des places ;
- soit un lieu de cristallisation du conflit, où les mandats familiaux se rejouent sous d’autres formes, notamment par la sur-responsabilisation des équipes ou par le transfert massif de la charge affective sur les soignants.
Pour une reconnaissance psychique des mandats
Il ne suffit pas d’énoncer les obligations légales pour qu’un enfant devienne aidant ; il faut entendre ce que cela réveille dans son histoire subjective. Refuser d’aider n’est pas nécessairement une fuite, c’est parfois un non symbolique, adressé à un héritage muet et aliénant.
Les approches psychanalytiques du vieillissement familial (Talpin, Clavreul, Henriquet) invitent à considérer que derrière chaque refus d’aidance peut se cacher un combat contre un mandat intrusif, une loyauté dévorante ou une dette jamais choisie. Seule une élaboration psychique, accompagnée ou soutenue, permet de transformer ces chaînes en choix.
La place de l’institution est alors précieuse : non pas comme substitut ou sauveur, mais comme tiers symbolisant, capable de décaler les assignations, de soutenir l’autonomie des uns, tout en respectant la vulnérabilité des autres.
📚 Bibliographie
- Talpin, Jean-Marc (dir.), Les affects du vieillir, In Press, 2020.
Ouvrage collectif qui explore les vécus émotionnels du vieillissement sous un angle psychanalytique. Talpin y développe notamment la complexité affective de la relation aidant-aidé, en lien avec les transformations du narcissisme, les conflits de loyauté et les remaniements subjectifs liés à l’âge. Très utile pour penser le refus d’aidance comme une tentative de préservation du moi ou une résistance à la répétition.
- Charazac, Pierre, La vieillesse en psychanalyse : clinique du sujet vieillissant, In Press, 2012.
L’un des ouvrages de référence sur la clinique psychanalytique du vieillissement. Charazac y aborde notamment les processus de deuil du corps, le retrait narcissique, et les modalités de symbolisation de la dépendance. Il insiste sur le rôle du travail psychique dans le passage de l’autonomie à l’acceptation de l’aide, ce qui éclaire aussi l’emprise potentielle des figures aidantes.
- Clavreul, Jean, L’ordre médical, Gallimard, 1978.
Ce texte fondateur traite du fonctionnement inconscient des institutions de soins. Bien que le cadre soit médical, il propose des clés de lecture transposables au champ de la gériatrie et de l’aidance. La notion d’"ordre latent" éclaire les rôles implicites et les assignations silencieuses à l’œuvre dans la relation parent/enfant vieillissant.
- Boszormenyi-Nagy, Ivan, Invisible Loyalties: Reciprocity in Intergenerational Family Therapy, Harper & Row, 1973.
Un texte central dans la compréhension des loyautés transgénérationnelles. L’auteur y montre comment des obligations inconscientes traversent les générations, constituant des « dettes » silencieuses. Ce concept est fondamental pour comprendre pourquoi certains enfants se sentent obligés d’aider (au prix d’un renoncement de soi), tandis que d’autres s’en défendent avec vigueur.
- Henriquet, Karine, L’aide comme violence douce : enjeux inconscients dans la relation aidant-aidé, in Cliniques du lien, R***e, 2023.
Karine Henriquet met en lumière les zones grises de l’aide familiale : là où le soutien devient intrusif, là où la sollicitude devient emprise. Elle analyse aussi les tensions institutionnelles autour de la délégation des soins, en lien avec les projections inconscientes des professionnels et des familles. Article très éclairant pour situer la subjectivité de l’aidant dans les conflits de place.
- Torock, Marie-Noëlle, Le travail psychique du vieillissement, R***e Psychologie Clinique, n°35, 2013.
Un article approfondi sur le travail d’élaboration psychique nécessaire pour traverser le vieillissement sans basculer dans le retrait dépressif ou l’agressivité passive. Torock évoque notamment le risque d’instrumentalisation des proches comme "moi auxiliaires", ouvrant à des lectures fines de l’emprise et de la dépendance.
- Aubertel, Dominique, Aidants familiaux et emprise psychique : entre obligation morale et conflit de loyauté, in Champ Psychosomatique, 2021.
Cet article interroge le tiraillement entre l’obligation d’aider et la nécessité de se protéger. Il explore le rôle des institutions dans le soutien au positionnement subjectif des aidants, en évitant de les réduire à des fonctions. Il souligne aussi les risques de somatisation chez les aidants pris dans des injonctions paradoxales.
- Gutton, Philippe, L’adolescence et le vieillissement : deux moments du même processus psychique ?, in Le Coût psychique du vieillissement, Erès, 2017.
Gutton met en parallèle l’adolescence et la vieillesse comme deux périodes de crise identitaire, de remaniement narcissique et de passage. Cette lecture permet d’envisager le refus d’aider comme une "adolescence inversée" chez l’enfant adulte, en quête de séparation symbolique tardive face à un parent devenu dépendant.
- Duché, Dominique, Être aidant sans se perdre, Éditions Odile Jacob, 2022.
Un ouvrage plus accessible mais très riche, qui offre des outils concrets pour penser la posture d’aidant, ses limites, ses conflits internes et ses possibilités de réaménagement. Utile pour les professionnels comme pour les familles.
Tout droits réservés à Karine Henriquet Psychologue Clinicienne Psychanalyste Psychothérapeute.