
21/08/2025
Jean Pormanove et Kick, quand la
La fascination de l’horreur et l'acte de barbarie passe par le virtuel : emprise, trauma et échec de symbolisation.
Dans le silence froid des écrans, loin des regards directs, des groupes de personnes s’adonnent aujourd’hui à des actes d’une violence insoutenable. Qu’il s’agisse de harcèlement collectif, d’humiliations organisées, ou de diffusion de contenus violents, les plateformes virtuelles deviennent parfois le théâtre d’un passage à l’acte collectif où la jouissance semble issue non de la compassion, mais de la destruction. Que s’y passe-t-il ? Comment expliquer que des individus, souvent ordinaires, glissent ensemble vers des formes de barbarie dans un espace où l’absence de corps ne semble pas atténuer, mais parfois exacerber, la cruauté ?
La psychanalyse permet ici d’éclairer des dynamiques invisibles : emprise, identification à l’agresseur, haine partagée, et surtout, tentative échouée de symbolisation d’un trauma collectif.
L’horreur comme fascination et partage d’angoisse
Dès les premiers balbutiements de la psychanalyse, Freud évoquait la compulsion de répétition dans Au-delà du principe de plaisir, comme le retour du même trauma dans le but inconscient de le maîtriser. Dans les phénomènes contemporains de violence virtuelle, ce retour prend une forme nouvelle : il se partage.
Comme le souligne René Kaës, « le groupe peut être le lieu de figuration de ce qui ne peut être représenté dans le psychisme individuel » (Le groupe et le sujet du groupe, 1993). Ainsi, dans ces communautés virtuelles où s’exercent la haine et la cruauté, ce n’est pas seulement un individu, mais un appareil psychique groupal qui tente de contenir — ou plutôt d’expulser — un excès d’angoisse insupportable. L’horreur devient alors fascinante, parce qu’elle est chargée d’une promesse : celle de pouvoir nommer ou montrer ce qui, jusque-là, échappait à toute représentation.
L’emprise et la jouissance de la destruction
Le phénomène d’emprise, souvent abordé dans la clinique des violences psychiques, se déploie ici à l’échelle collective. La pensée d’André Green est précieuse : dans les états-limites ou psychotiques, la haine ne vise pas tant l’objet que la possibilité même de penser. C’est cette logique qui s’illustre dans les agissements violents sur les plateformes : l'autre n’est plus sujet, mais support d’une projection pulsionnelle où la pensée est court-circuitée. Il devient objet et surface de projection où la déshumanisation prend alors des formes multiples.
Gaillard parle de la jouissance du bourreau comme d’un processus de déliaison, où la violence agit comme un moyen d’expulser l’angoisse sans médiation symbolique. « Là où l’autre devrait être rencontré comme semblable, il est traité comme rebut, pour mieux expulser ce qui, en soi, fait retour de l’insupportable » (La haine nécessaire, 2004). Le groupe devient alors un lieu de validation mutuelle de cette déshumanisation.
Tentative de symbolisation avortée : entre identification à l’agresseur et haine partagée
La violence virtuelle, lorsqu’elle devient répétitive, ritualisée, presque codifiée, témoigne d’une tentative de transformation du trauma en récit — une tentative avortée de symbolisation. L’objet de la haine est souvent flou, interchangeable, désindividualisé : il peut s’agir d’un influenceur, d’un bouc émissaire temporaire, d’une figure symbolique. Ce flou indique que la haine ne s’adresse pas à l’objet lui-même, mais à ce qu’il représente : une partie clivée de soi, inassimilable.
Pour Janine Altounian, dans la transmission du trauma collectif (comme celui des génocides ou exils), l’enjeu est de passer de l’indicible à un récit partagé. Mais quand cette symbolisation échoue, ce sont les identifications à l’agresseur qui prennent le relais. Comme le disait Ferenczi, ces identifications servent à survivre psychiquement à une expérience traumatique, mais elles rejouent la scène de la violence — cette fois depuis le côté du bourreau.
Zaltzman, dans La mémoire de l’inhumain (2003), évoque le « pacte dénégatif » du trauma collectif : un accord inconscient pour ne pas symboliser, ne pas dire, mais agir. L’agir devient langage, mais un langage d’objets, de pulsions, de coups — et non de mots.
Penser l’impensable, ou résister à la jouissance de la haine
L’ère numérique n’a pas inventé la cruauté, mais elle a offert de nouveaux dispositifs de mise en scène du mal. Le groupe virtuel agit comme un conteneur des restes non élaborés du trauma individuel et collectif. Ce qui est en jeu dans ces dérives n’est pas seulement moral, mais profondément psychique : un combat entre la pensée et la jouissance, entre la parole et l’agir destructeur.
Pour résister à cette logique, il faut recréer les conditions d’une élaboration partagée. Dire, nommer, écrire — non pas pour excuser, mais pour réintroduire de la symbolisation là où règne l’agir pur. Comme l’écrivait Kaës, « il n’y a pas de lien sans récit, et pas de récit sans écoute ». Dans ce monde saturé d’images et de hurlements, c’est peut-être l’écoute silencieuse et le travail de la pensée qui constituent les vrais gestes de résistance.
Olivier Douville évoque le partage collectif par la parole comme nécessaire, particulièrement dans le contexte de l'horreur, et de la nécessité de « lester d’un poids de réalité partageable ce réel » Mais selon lui sortir de l’inhumain… ne passe pas d’abord par le témoignage ou par la narration. Car après avoir nommé ce qui a effrayé et dépersonnalisé, dans un récit sans pause … alors ils disparaissent… Comme s’il ne répondait qu’à l’exigence de tout dire une bonne fois pour toute. Là, il faut, contre cette énonciation hémorragique, la recadrer, dire qu’on va prendre le temps, lester d’un poids de réalité partageable ce réel qui file comme une flèche, nouer de l’imaginaire, du lien. »
Tout droits réservés, Karine Henriquet Psychologue Clinicienne Psychanalyste Psychothérapeute.