
08/08/2025
On dit souvent, et à juste titre, que l’autisme est un « trouble ». Mais ce mot, rond et administratif, a la mauvaise habitude d’aplatir la complexité en une seule étiquette. Ce que je vous propose ici n’est pas une définition clinique à tiroirs, ni un catalogue de symptômes. C’est une lecture sensible, ancrée et exigeante : un déplacement d’angle pour voir l’autisme non pas comme une défaillance unique à réparer, mais comme une modalité cognitive, sensorielle et relationnelle singulière porteuse de forces, de fragilités et d’exigences concrètes pour nos pratiques cliniques, nos institutions et nos vies communes.
Imaginez un monde perçu à partir d’un rythme interne différent : l’intensité des sensations, la granularité des sons, la littéralité du langage, la profondeur d’un intérêt. Pour certaines personnes autistes, l’environnement n’est pas un décor neutre mais un flux d’informations parfois bruissant, parfois trop pauvre, que le cerveau trie, hiérarchise et porte en permanence. Ce tri n’est ni « mieux » ni « pire » : il est différent. Il produit une manière de penser qui privilégie la précision, la cohérence interne, la logique des systèmes, la fidélité à des règles intimes. Et comme toute modalité, elle s’épanouit quand on lui donne de bonnes conditions, et peine quand elle est contrainte.
Parler d’autisme, ce devrait être d’abord apprendre à écouter autrement : entendre des silences, repérer des régularités atypiques, reconnaître que l’expression émotionnelle ne se conforme pas toujours à nos canons. L’empathie clinique n’est pas simplement reconnaître la douleur de l’autre ; c’est reconnaître aussi la manière dont l’autre organise sa relation au monde et s’adapter à cette organisation.
« Spectre » n’est pas un mot marketing : il est la clef. L’autisme est extraordinairement polymorphe. Certaines personnes ont un langage verbal riche et un isolement relationnel marqué ; d’autres parlent peu mais tissent des liens profonds à leur façon. Des différences sensorielles extrêmes peuvent cohabiter avec des talents pour les abstractions, la mémoire, les systèmes. Cette variété oblige l’humilité intellectuelle : fuir les portraits robots, refuser les checklist comme verdict ultime et réapprendre à individualiser, sans réduire la personne à ses comportements observables.
Beaucoup apprennent à « jouer » la neurotypie. Apprendre les codes sociaux comme on apprend un instrument ; masquer la fatigue sensorielle derrière un sourire. Ce camouflage sauve parfois d’une stigmatisation immédiate, mais il coûte : énergie, identité, anxiété, dépression. En clinique, savoir repérer ce coût invisible est fondamental. Les signes sont subtils : épuisement après des interactions sociales, automatisation du mimétisme, incongruences entre discours et ressentis. Prendre ce coût au sérieux, c’est éviter que l’aide devienne instrumentalisation.
Le soin efficace n’est pas celui qui vise la normalisation, mais celui qui soutient l’autonomie, la sécurité et la qualité de vie. Trois principes pratiques peuvent orienter une clinique rénovée :
1. Humilité épistémique : accepter que notre cadre théorique est une paire de lunettes, non une vérité. Demander, vérifier, écouter les récits de vie. L’expertise la plus décisive est souvent celle de la personne concernée.
2. Co-construction des objectifs : les objectifs thérapeutiques doivent émerger du dialogue : réduction de la souffrance, augmentation des marges de manœuvre sensorielle, apprentissage d’outils pragmatiques (routines, supports visuels), amélioration des relations par des adaptations partagées.
3. Neuro-affirmation : favoriser l’acceptation de soi et des adaptations environnementales plutôt que d’assigner la personne à un « idéal social ». Les interventions qui renforcent les compétences pratiques sans culpabiliser (enseignement explicite des codes, stratégies de régulation, aménagements sensoriels) respectent la dignité.
Voici des gestes cliniques et institutionnels qui changent la vie :
- Avant toute séance, demander les préférences sensorielles et communicationnelles : lumière, bruit, durée, modalités (oral, écrit, par chat).
- Utiliser des supports visuels systématiquement : schémas, agendas, plans de séance. La clarté réduit l’anxiété.
- Fractionner les interactions longues en segments repérables ; prévoir des pauses et des signaux de sortie.
- Enseigner explicitement ce que d’autres apprennent par induction sociale (codes, sous-entendus), sans stigmatisation.
- Promouvoir des environnements sensoriels adaptables dans les écoles, lieux de travail et cabinets (espaces calmes, options de retrait, horaires modulables).
- Valoriser les intérêts spéciaux comme leviers thérapeutiques et professionnels plutôt que comme symptômes à contester.
Changer notre regard sur l’autisme n’est pas seulement une affaire clinique : c’est politique. Cela demande que les systèmes (éducation, travail, santé) cessent de mesurer la réussite sur un seul étalon social et adoptent la souplesse : modalités d’évaluation diversifiées, aménagements raisonnables, pratiques inclusives qui réduisent la nécessité de camouflage. Cela suppose aussi d’inclure les personnes autistes dans la recherche, la formation professionnelle et la gouvernance des politiques qui les concernent, pas comme objets d’étude, mais comme co-auteur·es de la transformation.
Les progrès neuroscientifiques et cliniques ont affiné notre compréhension des différences sensorielles, de la connectivité et des trajectoires développementales. Mais la science la plus utile est celle qui interroge ses finalités : comment ces connaissances améliorent-elles les conditions concrètes d’existence ? La recherche doit se tourner davantage vers les interventions qui accroissent le bien-être, mesurent le coût du camouflage, évaluent l’impact des aménagements environnementaux et intègrent la subjectivité vécue.
Pensez à une ville conçue pour une vitesse unique... Impossibilité d’accueillir les cyclistes, les piétons, les poussettes, les fauteuils roulants... À l’inverse, une cité vraiment vivable est celle qui reconnaît différents rythmes, qui aménage des voies lentes et rapides, des zones calmes et des places animées. Accueillir l’autisme de façon humaine et efficace, c’est construire une ville intérieure et sociale à plusieurs vitesses : où chacun peut trouver des chemins pour exister, apprendre, contribuer.
Ce texte n’abolira pas les débats ; il n’a pas vocation à clore la discussion. Il pose une hypothèse pratique et morale : le véritable progrès ne consiste pas à niveler les différences, mais à transformer nos milieux, nos relations et nos pratiques pour qu’ils fassent sens pour toutes les façons d’exister. Pour le clinicien, le parent, l’enseignant, le collègue et pour toute société qui aspire à la justice, il y a là une tâche simple et immense : écouter avec plus d’attention, aménager avec plus de finesse, agir avec plus d’humilité.
Changer les choses pour l’autisme, c’est changer le monde pour nous tous 🙏🏼
Clémence