28/09/2025
Je me souviens de ce matin de novembre où j'ai failli m'effondrer dans le métro. Pas par fatigue. Par absence. Mon corps était là, debout, mais j'étais parti ailleurs - dans mes mails à envoyer, mes projets à boucler, cette réunion de l'après-midi.
Quand la rame a freiné brutalement, j'ai vacillé. Un homme m'a retenu par le bras. "Ça va ?" J'ai hoché la tête, mais non, ça n'allait pas. Je venais de réaliser que je n'habitais plus mon corps depuis des mois.
Cette déconnexion, je la vois partout aujourd'hui. Dans les épaules nouées de cette maman qui jongle entre trois vies. Dans le souffle court de ce manager qui enchaîne les visios. Dans les mâchoires serrées de cette soignante qui ne s'arrête jamais. Nous sommes devenus des têtes sur pattes, des cerveaux ambulants qui traînent leur corps comme un fardeau nécessaire.
Pourtant, le corps sait. Il sait quand ralentir. Il sait quand dire non. Il sait quand quelque chose ne va pas, bien avant que notre mental ne l'admette. Cette sagesse corporelle, nous l'avons mise en sourdine. Nous avons préféré les notifications aux sensations, les deadlines aux besoins vitaux, la performance à la présence.
Il m'a fallu cet épisode dans le métro pour comprendre une chose simple : on ne peut pas ralentir depuis la tête. La tête, elle, veut toujours optimiser, planifier, contrôler. Le ralentissement authentique commence dans le corps. Dans cette masse de chair, d'os et de sensations qu'on a appris à ignorer.
Aujourd'hui, quand quelqu'un me dit "Je n'arrive pas à décrocher", je ne lui parle pas de méditation ou de lâcher-prise. Je lui demande : "Est-ce que tu sens tes pieds en ce moment ?" La surprise dans ses yeux. Le silence. Puis ce "Ah..." qui dit tout. En une seconde, quelque chose bascule. Les épaules descendent. La respiration s'approfondit. Le visage se détend. Juste parce qu'il est revenu habiter son corps.
Ce n'est pas de la magie. C'est de la physiologie. Quand tu portes l'attention sur ton corps, le système nerveux reçoit le message : "Je suis là, maintenant, en sécurité." Le mode survie se désactive. Le hamster mental ralentit sa course. L'espace s'ouvre.
Une amie psychologue me racontait qu'elle avait intégré cette pratique simple dans ses consultations. Avant de parler, elle invite ses patients à sentir le contact de leur corps avec la chaise. Juste ça. "En trois ans, me dit-elle, j'ai vu plus de transformations avec cette pratique qu'avec toutes mes techniques thérapeutiques."
Le corps ne ment jamais. Il ne peut pas être ailleurs qu'ici et maintenant. Quand on revient à lui, on revient à l'instant. Et dans l'instant, il n'y a pas de course. Il y a juste ce qui est. Cette respiration. Cette tension dans la nuque. Cette chaleur dans les mains. Cette vie qui pulse.
Je pense à cette dirigeante venue me voir, épuisée. "J'ai tout essayé pour ralentir : yoga, applis de méditation, retraites..." Mais elle faisait tout ça depuis sa tête, comme des items à cocher sur sa to-do list. Je lui ai proposé un exercice simple : trois fois par jour, poser la main sur son ventre et sentir sa respiration pendant une minute. C'est tout. Pas de technique. Pas d'objectif. Juste sentir.
Trois semaines plus tard, elle m'appelle : "C'est dingue. Je prends des décisions différentes. Je sens quand mon corps dit stop. Je ne pousse plus quand c'est tendu. C'est comme si j'avais retrouvé une boussole intérieure."
Cette boussole, nous l'avons tous. Elle vibre dans nos tripes quand quelque chose sonne faux. Elle se détend quand on est aligné. Elle se crispe face au danger. Elle s'ouvre dans la confiance. Mais pour l'entendre, il faut d'abord l'écouter.
C'est ce que j'ai découvert au fil des années en accompagnant des centaines de personnes : revenir au corps n'est pas qu'une pratique personnelle. C'est une compétence qui se transmet, qui se partage, qui transforme nos environnements. Quand on incarne cette présence, on devient un repère pour les autres. Sans rien dire, on leur rappelle qu'ils peuvent, eux aussi, revenir à leur corps.
J'ai vu des managers transformer l'ambiance de leur équipe en commençant leurs réunions par une minute de centrage. Des enseignants apaiser leur classe en invitant les enfants à sentir leurs pieds. Des thérapeutes débloquer des situations en ramenant simplement l'attention au souffle. Ce n'est pas de la technique. C'est du bon sens retrouvé.
Et si cette intelligence corporelle devenait notre nouveau leadership ? Si, au lieu de toujours accélérer, nous apprenions à écouter les rythmes naturels - les nôtres et ceux des autres ? Il existe des espaces où cette approche se cultive, où l'on apprend non seulement à revenir au corps, mais à guider d'autres dans ce retour. Des lieux où la présence corporelle devient une compétence professionnelle, un art de vivre et de transmettre.
Revenir au corps, ce n'est pas devenir mou ou lent. C'est retrouver notre intelligence première, celle qui sait doser l'effort, alterner tension et détente, reconnaître les vrais besoins derrière les fausses urgences. C'est réapprendre à habiter notre première maison, celle qui nous accompagne du premier au dernier souffle.
Alors aujourd'hui, là, maintenant... Sens-tu tes pieds ? Le poids de ton corps sur la chaise ? L'air qui entre et sort de tes poumons ?
C'est là que commence le vrai ralentissement. Pas dans une technique de plus. Pas dans un effort supplémentaire. Mais dans ce retour simple à ce qui a toujours été là : ce corps vivant qui n'attend qu'une chose - qu'on se souvienne qu'il existe.
Et si c'était le début d'une autre façon de vivre... et peut-être même de transmettre ?