03/08/2025
Honte et culpabilité
Via Dominique Krischel
"📚Honte et culpabilité : deux empreintes morales, deux cicatrices précoces
Honte et culpabilité sont deux émotions profondément humaines. On les confond souvent, car toutes deux mobilisent la conscience, l’éthique, le rapport à soi et au regard de l’autre. Mais leurs fondements psychiques, leurs racines infantiles et leurs effets sur la subjectivité sont radicalement différents. Les confondre, c’est passer à côté de leur fonction singulière et de leurs conditions de transformation.
Ce texte propose une exploration articulée autour de trois axes :
1. Honte et culpabilité : deux logiques émotionnelles et psychiques distinctes
2. Leurs origines infantiles : entre construction du Moi et blessures précoces
3. Leur inscription dans les transmissions inconscientes et le traumatisme familial
1. Honte et culpabilité : deux ressentis, deux structures
✨️ La culpabilité – "j’ai fait quelque chose de mal"
La culpabilité est une émotion liée à l’action. Elle émerge lorsqu’un acte, un désir ou une pensée entre en conflit avec des normes intériorisées. Elle suppose une distinction entre le soi et la loi, entre ce qui est permis et ce qui est transgressé. Elle implique un Surmoi actif, parfois tyrannique.
Selon Alain Ferrant, la culpabilité est une émotion de responsabilisation : elle indique que le sujet se sent concerné par les conséquences de ses actes. Elle peut donc être motrice, réparatrice, lorsqu’elle pousse à reconnaître ses torts et à rétablir un lien avec l’autre. Mais lorsqu’elle devient chronique ou inconsciente, elle peut nourrir des dynamiques d’auto-sabotage, de sacrifice, ou de justification permanente.
Elle s’inscrit dans une temporalité linéaire : « j’ai fait une faute → je me sens coupable → je peux réparer ».
✨️ La honte – "je suis mauvais, indigne, de trop"
La honte, elle, est une expérience de soi exposé dans sa vulnérabilité. Ce n’est pas un acte qui est jugé, c’est l’être même. Elle surgit dans le regard réel ou intériorisé d’un autre qui voit sans amour, juge sans reconnaître. Elle engendre un effondrement narcissique, une volonté de se cacher, de disparaître.
Chez Albert Ciccone, la honte est souvent le reflet d’une rupture du lien d’attachement, une trace laissée par un environnement qui n’a pas permis à l’enfant d’exister en sécurité. Là où la culpabilité engage le Surmoi, la honte affecte le narcissisme primaire.
Ferrant souligne que la honte peut devenir un mode d’existence invisible : une défense contre le désir d’être vu, une tentative d’effacer tout ce qui pourrait exposer une faille, un défaut, une étrangeté.
2. Origines infantiles : entre éthique intériorisée et blessures du narcissisme
🔸 La culpabilité dans le développement de la conscience morale
Sur le plan développemental, la culpabilité apparaît entre 3 et 6 ans, au moment où l’enfant commence à intérioriser les règles, à comprendre les interdits, à distinguer ses désirs de ceux des figures parentales. C’est le temps du complexe d’Œdipe, où la structuration du Surmoi commence.
Mais cette culpabilité peut être déformée ou hypertrophiée si les exigences parentales sont trop rigides, si l’enfant se sent responsable du bien-être de ses parents, ou si une loyauté familiale implicite le contraint à renoncer à sa propre autonomie.
On rencontre ainsi des enfants qui, devenus adultes, vivent dans un rapport excessif à la norme, ou bien à l’inverse, dans la transgression compulsive comme tentative d’échapper à une culpabilité sourde et persistante.
🔸 La honte : empreinte d’une exposition précoce sans reconnaissance
La honte, elle, s’installe plus tôt. Très tôt. Elle peut apparaître dès les premiers mois de vie, si le regard du parent est absent, dur, froid, ou au contraire intrusif et déroutant. Il ne suffit pas de ne pas être vu : il est parfois pire d’être vu dans une nudité affective non protégée, et jugé.
C’est la honte de l’enfant montré, mis à nu, moqué, humilié ou laissé seul dans une émotion trop intense. Cette expérience, lorsqu’elle se répète, crée une mémoire corporelle et affective de danger lié à l’exposition, une inhibition du désir d’exister pleinement.
Chez Ciccone, la honte est souvent le symptôme d’un Moi fragilisé, non consolidé, incapable d’élaborer un sentiment d’identité stable. On parle alors de failles narcissiques précoces, souvent invisibles dans le quotidien mais agissantes dans les situations de stress ou d’intimité.
3. Trauma familial et transmissions transgénérationnelles
Honte et culpabilité ne prennent pas seulement racine dans l’histoire personnelle. Elles s’inscrivent aussi dans l’histoire familiale, dans l’inconscient transgénérationnel. Elles peuvent être les héritières silencieuses de traumatismes anciens, de non-dits, de loyautés invisibles.
✨️ Culpabilité héritée
Certains individus vivent avec une culpabilité flottante, sans cause clairement identifiable. Elle peut être liée à une dette symbolique, transmise inconsciemment : avoir survécu quand d’autres sont morts, avoir réussi là où les parents ont échoué, ou porter le poids de fautes non reconnues dans la lignée (exils, trahisons, faillites, secrets de guerre ou d’abus).
Cette culpabilité n’est pas liée à un acte personnel, mais à une histoire collective à laquelle le sujet est psychiquement lié.
✨️ Honte transmise
La honte, quant à elle, se transmet souvent à travers le silence, les tabous, les ruptures de transmission. Une honte non parlée devient regard évité, mot tu, émotion interdite. Elle se niche dans le ton, dans les gestes, dans le non-verbal, et finit par façonner l’identité : « il y a quelque chose en moi que je ne peux pas montrer ».
Elle peut concerner l’histoire de la famille, des événements non élaborés (violences, abandons, incestes, folies), mais aussi des formes d’exil intérieur, où l’un des ascendants a dû renier une part essentielle de lui-même pour survivre.
Le travail thérapeutique ici consiste à déplier ces fils invisibles, à redonner du sens là où il y avait de la honte muette, à réhabiliter des figures parentales abîmées sans les idéaliser, à rompre les identifications sacrificielles.
Conclusion : restaurer l’estime de soi, transformer la trace
Ce que la honte a figé, la thérapie peut le remettre en mouvement. Ce que la culpabilité a condamné, elle peut l’ouvrir à la responsabilité.
Travailler la honte, c’est restaurer le narcissisme primaire, le droit d’être vu, entendu, aimé tel que l’on est. C’est aussi apprendre à ne plus fuir le regard, mais à le transformer — par un regard thérapeutique, amical, symbolique — en miroir restaurateur.
Travailler la culpabilité, c’est apprendre à distinguer le fantasme de la réalité, à réajuster un Surmoi trop rigide, à faire la paix avec le passé pour s’autoriser à vivre.
Et dans le travail transgénérationnel, honte et culpabilité deviennent des messagères de l’histoire, non plus des malédictions. Elles révèlent les blessures à travers lesquelles le sujet peut se reconstruire, retrouver son axe, et transmettre autre chose.
Tout droits réservés 🐺
Karine Henriquet"
📚Honte et culpabilité : deux empreintes morales, deux cicatrices précoces
Honte et culpabilité sont deux émotions profondément humaines. On les confond souvent, car toutes deux mobilisent la conscience, l’éthique, le rapport à soi et au regard de l’autre. Mais leurs fondements psychiques, leurs racines infantiles et leurs effets sur la subjectivité sont radicalement différents. Les confondre, c’est passer à côté de leur fonction singulière et de leurs conditions de transformation.
Ce texte propose une exploration articulée autour de trois axes :
1. Honte et culpabilité : deux logiques émotionnelles et psychiques distinctes
2. Leurs origines infantiles : entre construction du Moi et blessures précoces
3. Leur inscription dans les transmissions inconscientes et le traumatisme familial
1. Honte et culpabilité : deux ressentis, deux structures
✨️ La culpabilité – "j’ai fait quelque chose de mal"
La culpabilité est une émotion liée à l’action. Elle émerge lorsqu’un acte, un désir ou une pensée entre en conflit avec des normes intériorisées. Elle suppose une distinction entre le soi et la loi, entre ce qui est permis et ce qui est transgressé. Elle implique un Surmoi actif, parfois tyrannique.
Selon Alain Ferrant, la culpabilité est une émotion de responsabilisation : elle indique que le sujet se sent concerné par les conséquences de ses actes. Elle peut donc être motrice, réparatrice, lorsqu’elle pousse à reconnaître ses torts et à rétablir un lien avec l’autre. Mais lorsqu’elle devient chronique ou inconsciente, elle peut nourrir des dynamiques d’auto-sabotage, de sacrifice, ou de justification permanente.
Elle s’inscrit dans une temporalité linéaire : « j’ai fait une faute → je me sens coupable → je peux réparer ».
✨️ La honte – "je suis mauvais, indigne, de trop"
La honte, elle, est une expérience de soi exposé dans sa vulnérabilité. Ce n’est pas un acte qui est jugé, c’est l’être même. Elle surgit dans le regard réel ou intériorisé d’un autre qui voit sans amour, juge sans reconnaître. Elle engendre un effondrement narcissique, une volonté de se cacher, de disparaître.
Chez Albert Ciccone, la honte est souvent le reflet d’une rupture du lien d’attachement, une trace laissée par un environnement qui n’a pas permis à l’enfant d’exister en sécurité. Là où la culpabilité engage le Surmoi, la honte affecte le narcissisme primaire.
Ferrant souligne que la honte peut devenir un mode d’existence invisible : une défense contre le désir d’être vu, une tentative d’effacer tout ce qui pourrait exposer une faille, un défaut, une étrangeté.
2. Origines infantiles : entre éthique intériorisée et blessures du narcissisme
🔸 La culpabilité dans le développement de la conscience morale
Sur le plan développemental, la culpabilité apparaît entre 3 et 6 ans, au moment où l’enfant commence à intérioriser les règles, à comprendre les interdits, à distinguer ses désirs de ceux des figures parentales. C’est le temps du complexe d’Œdipe, où la structuration du Surmoi commence.
Mais cette culpabilité peut être déformée ou hypertrophiée si les exigences parentales sont trop rigides, si l’enfant se sent responsable du bien-être de ses parents, ou si une loyauté familiale implicite le contraint à renoncer à sa propre autonomie.
On rencontre ainsi des enfants qui, devenus adultes, vivent dans un rapport excessif à la norme, ou bien à l’inverse, dans la transgression compulsive comme tentative d’échapper à une culpabilité sourde et persistante.
🔸 La honte : empreinte d’une exposition précoce sans reconnaissance
La honte, elle, s’installe plus tôt. Très tôt. Elle peut apparaître dès les premiers mois de vie, si le regard du parent est absent, dur, froid, ou au contraire intrusif et déroutant. Il ne suffit pas de ne pas être vu : il est parfois pire d’être vu dans une nudité affective non protégée, et jugé.
C’est la honte de l’enfant montré, mis à nu, moqué, humilié ou laissé seul dans une émotion trop intense. Cette expérience, lorsqu’elle se répète, crée une mémoire corporelle et affective de danger lié à l’exposition, une inhibition du désir d’exister pleinement.
Chez Ciccone, la honte est souvent le symptôme d’un Moi fragilisé, non consolidé, incapable d’élaborer un sentiment d’identité stable. On parle alors de failles narcissiques précoces, souvent invisibles dans le quotidien mais agissantes dans les situations de stress ou d’intimité.
3. Trauma familial et transmissions transgénérationnelles
Honte et culpabilité ne prennent pas seulement racine dans l’histoire personnelle. Elles s’inscrivent aussi dans l’histoire familiale, dans l’inconscient transgénérationnel. Elles peuvent être les héritières silencieuses de traumatismes anciens, de non-dits, de loyautés invisibles.
✨️ Culpabilité héritée
Certains individus vivent avec une culpabilité flottante, sans cause clairement identifiable. Elle peut être liée à une dette symbolique, transmise inconsciemment : avoir survécu quand d’autres sont morts, avoir réussi là où les parents ont échoué, ou porter le poids de fautes non reconnues dans la lignée (exils, trahisons, faillites, secrets de guerre ou d’abus).
Cette culpabilité n’est pas liée à un acte personnel, mais à une histoire collective à laquelle le sujet est psychiquement lié.
✨️ Honte transmise
La honte, quant à elle, se transmet souvent à travers le silence, les tabous, les ruptures de transmission. Une honte non parlée devient regard évité, mot tu, émotion interdite. Elle se niche dans le ton, dans les gestes, dans le non-verbal, et finit par façonner l’identité : « il y a quelque chose en moi que je ne peux pas montrer ».
Elle peut concerner l’histoire de la famille, des événements non élaborés (violences, abandons, incestes, folies), mais aussi des formes d’exil intérieur, où l’un des ascendants a dû renier une part essentielle de lui-même pour survivre.
Le travail thérapeutique ici consiste à déplier ces fils invisibles, à redonner du sens là où il y avait de la honte muette, à réhabiliter des figures parentales abîmées sans les idéaliser, à rompre les identifications sacrificielles.
Conclusion : restaurer l’estime de soi, transformer la trace
Ce que la honte a figé, la thérapie peut le remettre en mouvement. Ce que la culpabilité a condamné, elle peut l’ouvrir à la responsabilité.
Travailler la honte, c’est restaurer le narcissisme primaire, le droit d’être vu, entendu, aimé tel que l’on est. C’est aussi apprendre à ne plus fuir le regard, mais à le transformer — par un regard thérapeutique, amical, symbolique — en miroir restaurateur.
Travailler la culpabilité, c’est apprendre à distinguer le fantasme de la réalité, à réajuster un Surmoi trop rigide, à faire la paix avec le passé pour s’autoriser à vivre.
Et dans le travail transgénérationnel, honte et culpabilité deviennent des messagères de l’histoire, non plus des malédictions. Elles révèlent les blessures à travers lesquelles le sujet peut se reconstruire, retrouver son axe, et transmettre autre chose.
Tout droits réservés 🐺