16/06/2024
L’ancrage
La Marche
"Pendant des millénaires, notre rapport au temps et à l’espace n’avait pas beaucoup changé. Nous étions subordonnés à notre propre capacité de nous mouvoir et limités naturellement dans la vitesse de nos déplacements. Avec l’avènement de la mécanique, de la combustion et de l’automobile, passant du cheval animal au « cheval vapeur », notre mobilité a été propulsée à des niveaux jusque là inimaginables. Et nous voilà assis dans des avions parcourant 900 km par heure à regarder notre montre en craignant d’être en re**rd ! Adaptables que nous sommes, notre cerveau s’est habitué à ce nouveau rapport au temps, mais comment nier l’angoisse qu’il a généré ? Les peuples qui se déplacent le plus rapidement et peuvent voyager aux quatre coins du globe ne sont-ils pas les plus angoissés ?
La frénésie de notre société moderne est déconnectée de la cadence de la vie, mais la terre, elle, garde ses rythmes et cycles originels. L’arbre qui pousse, les planètes qui tournent, la future maman qui porte son enfant ne peuvent se soustraire aux cadences naturelles inaliénables. Nous faisons tout dans tous les domaines pour gagner du temps. Mais quand nous entrons en nous-mêmes et faisons silence, nous pouvons entendre les pulsations de notre cœur probablement ajustées sur ces cadences universelles. Et que dit notre cœur ? Il dit « patience », il dit « équilibre »... S’il bat trop fort, nous tombons malade. S’il est trop faible, aussi. Il y a bel et bien une cadence juste qui maintient l’équilibre de notre corps mais aussi de notre monde. Tandis que nos moyens de transport sont de plus en plus rapides, notre corps est de moins en moins mobile. Le nez sur les écrans, assis toute la journée, les gens ne bougent plus leur corps et ne prêtent plus attention au paysage qui les entoure.
A l’origine, toutes les activités étaient rythmées par la marche : les caravanes qui transportaient la nourriture, les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem ou à La Mecque, les colporteurs et mercelots qui passaient de village en village, et tous ces hommes et femmes qui marchaient chaque jour pour aller au puits, au champ, aux cueillettes, au lavoir ou à la chasse.
Cette marche quotidienne apportait d’emblée une connexion et une adaptation extraordinaire à la nature et au territoire local. Sur un plan très élémentaire, elle reliait nos pieds à la terre. Tous les peuples, des neiges, des déserts ou des forêts, étaient obligés d’être reliés à leur biotope, aux conditions climatiques, à leur corps et au tangible pour survivre. Entamant un long déplacement à pieds, ils avaient intérêt à bien connaître leur environnement naturel pour s’assurer qu’ils y trouveraient de l’eau et de la nourriture. Ce faisant, au fil de leurs pas, ils avaient affiné une science qui reposait sur une connaissance directe et une grande observation, presque animales, de la nature. Leur faculté de se repérer dans l’espace était très aiguisée. Dans le désert par exemple, gare à celui qui se distrait et manque le chemin vers le puits ! J’ai toujours été émerveillé par la qualité de silence qui émane des peuples du désert. Dans leur marche silencieuse, ils ont développé une écoute profonde de leur environnement mais aussi de leur intériorité. " Pierre Rabhi - Chronique dans Kaizen - 2019