24/10/2024
24 octobre 1904 : Il y a 120 ans, « La Gascogne », qui avait appareillé du Havre 9 jours plus tôt, accostait à New-York avec 24 « ercéens » à son bord.
Ils s'appelaient « La Lorraine », « La Savoie », « La Touraine », « La Provence », « La Bretagne », « la Gascogne », « La Champagne », « La Bourgogne », ou des noms plus exotiques tels que « Californie », « Chicago », « New-York », « Floride », « Niagara », ou encore des noms plus illustres comme le « Normandie », le « France » ou le « Lusitania ».
Autant de paquebots qui assuraient les liaisons transatlantiques entre le « vieux continent » et New-York, le plus souvent au départ du Havre (pour les paquebots battant pavillon pour la française « Compagnie Générale Transatlantique ») ou de Bordeaux (pour la période comprise entre 1914 & 1918), ou encore au départ d'autres ports européens et faisant escale en rade de Cherbourg ou de Boulogne-sur-Mer pour embarquer des passagers français (c'est principalement le cas des paquebots battant pavillon pour les compagnies maritimes étrangères -surtout britanniques- comme la « Cunnard Line », la « White Star Line » -particulièrement célèbre pour son « Titanic »-, « l'Inman Line », « l'Hamburg America Line »...).
Entre 1892 et 1925, selon un travail de recensement toujours en cours à ce jour (c'est la raison pour laquelle les publications sur cette page ont été interrompues de si longs mois...), ce sont quelques 1 800 passagers originaires du Haut-Salat qui ont fait la traversée sur ces paquebots à destination de la « Grosse Pomme ».
Le fait est connu depuis longtemps, une communauté ariégeoise s'est établie à New-York au tournant des XIXe et XXe siècles, au point que des grandes cousinades transatlatiques ont été organisées à Ercé. De plus, les écrits de Françoise LEWIS ou, dernièrement, de Thomas BOUQUIN, notamment, ont permis de populariser ce phénomène, et tous ont l'image de l'oussaillès ou du colporteur parcourant le monde. Il semblerait cependant en l'état de nos connaissances, que ces migrations n'aient pas, à ce jour, fait l'objet d'une étude plus exhaustive et que seuls des parcours individuels aient été documentés et portés à la connaissance du grand public.
Pourtant, des sources existent, et elles sont relativement faciles d'accès, puisque disponibles en ligne, via le site américain https://www.statueofliberty.org/ellis-island/
Ce site commémoratif en langue anglaise permet d'accéder gratuitement à l'ensemble des manifestes de bord des paquebots passés par la célèbre Ellis Island, porte d'entrée de cette Amérique et de ce monde qui était espéré « nouveau ». Après création d'un compte et via un formulaire vous permettant d'intégrer quantité de « filtres » (genre, situation familiale, année de naissance, âge à l'arrivée, nationalité ou ethnie, nom du navire, port de départ...) vous pouvez effectuer une recherche nominative.
Les sources disponibles et le site, néanmoins, présentent des limites : vous avez peut-être en tête la scène issue du 2ème volet du « Parrain » de Coppola dans laquelle le jeune Vito Andolini natif de Corleone en Sicile, arrivant à Ellis Island, est enregistré « Vito Corleone » par l'officier de l'immigration. Cette erreur d'inscription dans la fiction n'est pas du tout isolée dans la réalité, et il est très rare que les passagers soient inscrits sous leur état civil véritable. Pour exemple, il peut arriver qu'un passager natif du Haut-Salat voit son nom disparaître et que son sobriquet lui soit substitué. De façon beaucoup moins exceptionnelle, des interversions de lettre dans l'indexation des passagers obligent à adopter des critères de recherche extrêmement larges et d'effectuer un tri minutieux parmi des centaines de résultats. La rigueur dans les travaux d'enregistrement des passagers débarquant à Ellis Island varient bien évidemment d'un officier de l'immigration à un autre, et l'on devine même, en parcourant les manifestes, ceux qui maîtrisaient parfaitement la langue des passagers « accueillis ».
Pour toutes ces raisons, le travail de recensement est laborieux et n'est malheureusement pas encore communicable dans son intégralité car comportant trop d'incertitudes, voire d'erreurs.
On peut cependant à ce stade tirer quelques enseignements de ce travail.
Dans l'imaginaire collectif, on retient les « ercéens de New-York » et le « Roc d'Ercé » dans Central Park. Effectivement, ils constituent le contingent le plus massif parmi les émigrés. Derrière eux, on retrouve beaucoup d'Oustois (dont Vic) et d'Aulusiens. De manière beaucoup plus anecdotique, quelques seixois, sentenacois, ustouens, et, beaucoup plus exceptionnellement, des passagers provenant des autres communes du canton.
En réalité, ces migrations sont presque en tous points identiques aux mécanismes employés par des générations de montagnards avant eux : migrations saisonnières, au gré des fortunes de la vie au pays, en vue d'y assurer une activité de subsistance annexe au travail de la terre. Stratégies migratoires propres à chaque commune également : on parlera dans de futures publications des filières migratoires exploitées au XIXe siècle : les filières « marseillaises » (particulièrement pour les communes de Rogalle, Sentenac & Ustou), la filière de la vallée de la Garonne et du Bordelais (surtout pour la commune de Seix), la filière héraultaise (en particulier pour Ercé)...
C'est simplement la révolution des transports qui a rendu le monde « plus petit » et les migrations beaucoup plus lointaines. Précisons : la traversée Le Havre/New-York, à l'orée du XXe siècle, se fait en un peu plus d'une semaine à peine... Sur les 1800 passagers comptés, beaucoup de doublons, triplons, quadruplons voire plus ! En clair, un même individu fait la traversée plusieurs fois dans sa vie. Assez peu en définitive, sur ces 1800 noms, ne font qu'un aller sans retour, une émigration perpétuelle. Pour autant, les statistiques restent suffisamment importantes pour ne pas être qualifiées d'anecdotiques et mettent en évidence une vraie filière d'émigration spécifique.
A ce stade des recherches, on peut également noter qu'en examinant les professions exercées par les passagers du Haut Salat et indiquées sur les manifestes, on ne relève jamais « colporteur », « montreur d'ours » ou leur équivalent en langue anglaise. Est ce à dire qu'ils n'existaient pas ? Non, naturellement. Il faut simplement en déduire qu'ils sont « cachés » sous les dénominations nombreuses telles que « farmer », « laborer », « cultivat° ». Notons en revanche que beaucoup exercent des métiers de bouche (« cook », « cookman », « cookwoman », « kitchenporter », « butcher », « baker ») ou de service (« valet », « waiter », « waitress », « servant », « maid », « governess »).
Une particularité de ces migrations en ce sens que, dans ce cas précis, elle est institutionnalisée, c'est l'obligation pour les migrants d'avoir un « correspondant » sur place. Cette précision, sur le manifeste, de l'adresse de destination est précieuse car elle permets de faire une « géographie ariégeoise » de New-York. On note alors que la majorité des passagers du Haut-Salat « descendent » à Manhattan, entre la 20ème et la 37ème rue, presque exclusivement côté « West ». Elle permet aussi d'identifier des « parrains », des ariégeois ayant ouvert la voie migratoire et accueillant la « diaspora ». On reviendra sur ces parrains ultérieurement, une fois le travail de relevés et de fiabilisation des données achevé.
Image 1 : Vue d'Ellis Island (source : site https://www.statueofliberty.org/ellis-island/)
Image 2 : Le Paquebot "La Gascogne sortant du port du Havre (source : wikipédia)
Image 3 : Graphique représentant les passagers originaires du Haut Salat identifiés dans les manifestes de bord
Image 4 : Extrait d'une page du registre des demandes de passeport au cours du 2° semestre 1923. On notera la sur-représentation des communes du Haut-Salat (source : [AD09 cote 10M 14] - Ariège, France - Passeports 1864 - 1926)
Image 5 : Extrait du manifeste de bord de la Gascogne pour sa traversée du 24/10/1904 tel qu'on peut le consulter sur le site cité plus haut. Notons les patronymes bien familiers du Haut-Salat : GERAUD, TEYCHENNE, AMIEL, ANDREU, CARRERE, PONSOLLE, RIVIERE...