14/06/2024
Cela fait un moment qu’on se connaît, Paul. Deux ans peut être ?
La première fois que tu es venu me voir, tu étais un peu méfiant. Ta petite-fille t’avait poussé à consulter pour ton épaule, mais « les rebouteux et tous ces machins », tu n’y croyais pas. Pourtant, il fallait bien que tu tentes quelque chose car cette épaule droite, elle te faisait un mal de chien depuis des mois. Or ta passion dans la vie à toi, c’était de faire danser ton épouse, ta Jeannette. Les thés dansants, les bals, dans toute la région vous les écumiez, elle et toi ! Elle était belle, Jeanne, surtout lorsqu’elle dansait.
Mais ces fichues douleurs te privaient de ce plaisir !
Alors patiemment, j’ai examiné, testé, palpé, sous ton œil suspicieux. Puis j’ai étiré, mobilisé, ajusté. Tout en discutant avec toi de ta chère femme qui ne voulait plus aller danser, parce que sans toi elle n’y avait plus goût. Et puis des petits plaisirs de la vie, de la musique et de ta Jeannette.
Ton épaule s’est libérée et j’ai gagné, je crois, un peu de ta confiance. Tu dansais à nouveau « comme un p’tit jeune » ! Mois après mois, dès que quelques douleurs apparaissent, tu revenais me voir, toujours le mercredi, toujours à 9h30, toujours souriant.
Comme ce matin à 9h30, ton nom figurait sur le planning. Mais salle d’attente, personne. J’ai attendu, me suis inquiétée. Tu n’avais jamais été en re**rd, jamais. Alors j’ai téléphoné, un peu tremblante, chez toi.
Mais personne n’a décroché. Les sonneries ont retentit dans le silence du cabinet. J’ai reposé le combiné.
Le patient suivant est arrivé alors je l’ai fait rentrer. Mais je continuais de penser à toi. Espérant que tu avais juste… oublié.
Et puis à 11h, stupeur : je t’ai trouvé devant ma porte. J’ai eu un instant de flottement, d’incompréhension mais surtout de soulagement, tu étais là, bien vivant. Mais devant tes épaules voûtées, ton air absent, je réfrénais mon enthousiasme et t’invitais à rentrer, doucement. Tant p*s, les patients suivants attendraient.
« Comment allez-vous en ce moment ? » ai-je murmuré. Après quelques banalités sur un genou grinçant et un orteil gonflant, tu l’as lâchée ta bombe, ton poids, ta souffrance, celle qui t’avait fait te tromper d’heure de rendez-vous, toi pourtant toujours si ponctuel.
Deux semaines plus tôt, Jeanne était partie danser sans toi, définitivement, avec les anges.
Tu as sorti un mouchoir en tissu à carreaux, un peu froissé, un peu humide et m’as confié tout bas : « C’est injuste. Elle n’était jamais malade, jamais ! Elle qui s’inquiétait toujours pour moi ! C’est injuste… »
Ce qui est injuste, c’est que plus jamais tu ne feras danser ta Jeannette, Paul.
Et moi, aujourd’hui, j’ai pleuré une dame que je n’avais jamais rencontrée.
Adieu Jeanne.
Tiens bon, Paul.