14/10/2024
Ce n'est pas faute d'inspiration que je me fais plus rare ici, mais parce que je suis soumise au plus cruel des dilemmes, au choix cornélien insoluble que celui de devoir sélectionner la prochaine aventure à vous narrer.
Toutes les rencontres méritent leur "brève de Cabinet" et le prochain cet hiver prêtera sans doute à sourire,
mais je vais profiter du mois d'Octobre pour évoquer pudiquement le deuil.
Cela fait environ 1an que chaque semaine, Dolores* vient me voir. Les yeux bleus gris, les paupières lourdes et la silhouette bien frêle et terne, c'est son unique amie qui l'a sommée de venir me voir.
Dolores a perdu son mari 1an après leurs noces. Il y a de cela 40ans mais c'était à peine hier. Accident de la route. Il est parti et jamais revenu, abandonnant dans la vie sa toute jeune épouse et leur bébé qui l'attendaient.
Dolores a été tenue de faire bonne figure, répondant aux injonctions "sois forte, Il n'aurait pas aimé que tu te laisses abattre", "tu dois te battre pour Stéphane*, il a déjà perdu son père, il faut assurer pour deux à présent" ...
Alors Dolores a serré les dents, n'a plus jamais pleuré après la cérémonie à l'église où on lui a refusé la présence de son petit. Toujours des injonctions... Jamais de colère, que du vide, de la béance et de la loyauté.
Dolores a continué de faire comme elle pouvait. Seule avec Stéphane, se promettant de ne jamais faillir à son devoir de mémoire pour lui, pour sa belle famille chez qui elle vivait, pour leur mariage.
La vie a passé et Dolores n'a jamais voulu / pu /su reprendre vie en dehors de son fils.
Son amie dit qu' "elle vit le nez dehors mais les pieds dans la tombe". Et au moment de notre premier rdv, elle semble y être ensevelie jusqu'au cou.
Son fils est partit vivre à l'étranger après avoir mené de brillantes études. Et elle crève de ne plus servir à rien, de n'être plus utile qu'à ses beaux parents à qui elle va servir le repas chaque soir, depuis 40ans ... Lorsqu'elle tombe en panne, elle se dit que s'Il avait été là, elle n'aurait pas du appeler le garagiste. Elle qui n'aime pas les gens en plus... Elle songe que s'Il était toujours là, son fils aurait peut être fait d'autres choix que de partir si loin pour travailler… qu'elle cuisinerait toujours avec autant de plaisir tandis que maintenant, même ses beaux parents n'apprécient plus ses efforts.
Le temps s'est figé bien que les années défilent, et chaque automne, la plaie saigne en l'aspire à l'intérieur d'elle même... Les souvenirs des dernières fois avec lui défilent, et elle se surprend à Lui parler presque à haute voix , Le chercher dans la buée du miroir de la salle de bain restée intacte, depuis 40ans .
Mais un jour, Dolores s'est laissée convaincre par son amie qui était venue me voir avant une chirurgie.
"elle va te sauver la peau" , j'avais une responsabilité énorme sur les épaules, ce à quoi elle a répondu "bof, de toute façon ca peut pas être pire". drôle de premier échange.
Dolores a beaucoup pleuré , de fatigue et de tant d'autres choses, et puis elle a repris rdv, parce qu'elle avait promis de venir 3fois pour tester.
La deuxième fois nous avons évoqué doucement la vie qui lui reste à mener. C'était très étonnant pour elle de m'entendre la questionner sur ses petits moments de plaisir.
La troisième fois, nous avons expérimenté tranquillement l'hypnose et elle a adoré.
Ainsi, les rdv se sont régularisés et nous avons exploré mille expériences hypnotiques et relaxantes.
Et puis un jour, des mois plus t**d, Dolores a retrouvé son Rire. Celui qu'elle avait presque oublié, est revenu en trombe , par un immense éclat dans l'état d'hypnose. Incroyable ! cela faisait des décennies qu'elle n'avait pas ri . Laisser sa part taquine enfouie refaire surface quand l'attention était ailleurs ... Un rire mémorable qui a entrainé des larmes , d'émotion pas tout à fait qualifiables. (les miennes aussi).
De semaines en quinzaines, je travaillais entre nos séances pour répondre à nos objectifs , pour lui faire vivre des moments ludiques et agréables dans l'hypnose. Parfois je trouvais nos séances très riches, d'autres fois on tournait en rond. Une fois, elle partit complètement bouleversée après avoir été confrontée à un grand silence , l'absence de la part de son mari dans l'hypnose. Je m'en voulais qu'il ne se soit pas présenté mais après tout, c'est au patient qu'appartient le contenu de sa transe.
Jusqu'au jour où nous avons noté qu'elle nourrissait des projets pour elle même et avait mené des choses : refaire de la randonnée en club, accepter de changer de lieu de repos pour vivre des vacances dépaysantes ... La côte landaise c'est beau, mais il y a tant d'autres endroits à découvrir
Dolores me dit un jour "je crois que je vais mieux depuis l'autre séance". J'imaginais que c'était notre protocole de transe partielle, (le Swan pour les quelques connaisseurs qui liront) qui avait fait mouche, mais Dolores me dit
"Et bien vous m'avez dit "Il est mort" .....
Et quand je vous ai entendu le dire, je me suis dit en moi même "ah oui, elle a raison" .. "ca fait 40 ans qu'il est mort mais je ne l'avais jamais entendu dire par quelqu'un. je crois que cette fois j'ai compris. Il est mort.
Et puis voilà" .
Et elle m'adressa un immense et doux sourire, apaisé.
Les yeux de Dolores sont désormais gris bleus soulignés d'un trait de crayon. Sa silhouette gracile s'est parée d'accessoires et elle me suggère des bonnes tables à découvrir. Cet été, elle m'a envoyé une photo d'une de ses excursions et j'en ai été extrêmement touchée.
Elle continuera de venir encore quelques temps, une fois par mois pour le plaisir de faire de l'hypnose et de passer une heure dans un cocon de douceur. Elle aime l'odeur qui flotte dans le Cabinet et la présence de mon piano. Je ne me lasse jamais d'écouter ses conseils pour mon jardin, et j'adore quand, le lundi matin, je commence ma semaine avec elle.
" On ne tire pas sur une fleur pour la faire grandir, on l'arrose et on la regarde pousser, patiemment."