27/11/2025
La jalousie comme rempart : quand une petite-fille déloge une femme du regard de sa mère.
Joëlle Lanteri – Psychanalyste
I. L’éprouvé de la séance.
Une femme raconte qu’elle a été traversée, quelques jours plus tôt, par une vague de jalousie aussi soudaine que violente.
La scène est banale : un repas familial, la mère qui parle, et aux côtés de la femme, ses deux petites nièces.
La mère se penche vers l’une d’elles, la caresse du regard, l’admire, l’exalte.
Les mots fusent : « elle est lumineuse », « elle est si intelligente », « elle est incroyable ».
La patiente écoute.
Elle sourit.
Elle encaisse.
Mais un point incandescent se forme en elle : une brûlure, presque une humiliation.
Une jalousie d’une intensité disproportionnée, impensable sur le moment, qu’elle n’arrive ni à nommer ni à reconnaître comme sienne.
Son appareil psychique, pour la protéger, opère un déplacement fulgurant :
plutôt que de sentir la douleur primitive d’être à nouveau délaissée par sa mère, elle ressent une jalousie dirigée vers l’enfant.
Il est moins dangereux d’être jalouse que de se confronter à la scène intérieure de la non-élection.
II. La scène primitive de la perte.
Ce qui se rejoue n’est pas un simple accès d’envie.
Ce qui se rejoue, c’est l’impossible destitution de la mère.
Toute sa vie durant, la patiente n’a jamais pu détrôner la figure maternelle : omniprésente, séductrice, totalisante, jalousée par tous, inaccessible.
La mère occupe la scène comme une actrice principale.
Elle capte, absorbe, fascine.
La fille n’a jamais été élue — et elle n’a même jamais été considérée comme une successeure possible.
Dans le regard maternel soudain retourné vers la petite-fille, la femme redevient :
un déchet psychique — non pas un sujet, mais un reste.
III. La jalousie comme mécanisme défensif majeur.
La jalousie est un rempart.
Un paravent contre une douleur plus archaïque encore : celle d’être non seulement détrônée, mais jamais advenue.
Racamier l’avait pressenti : la jalousie surgit pour éviter de sentir l’effondrement narcissique.
La jalousie maintient un lien, même douloureux, là où le vécu d’abandon menacerait de dissoudre le moi.
Ici, la jalousie ne vise pas réellement l’enfant.
Elle vise à protéger la patiente d’un trou noir :
le deuil impossible d’une mère qui n’a jamais offert de place à sa fille.
Cette jalousie est donc une défense contre l’irreprésentable.
Elle est une peau psychique, pour reprendre Didier Anzieu,- Le MoiPeau, lorsque le narcissisme primaire a été fissuré trop tôt.
IV. L’envie kleinienne revisitée.
Chez Mélanie Klein, la jalousie suppose un tiers — ici, la petite-fille.
L’envie, elle, vise le sein nourricier : le désir de posséder tout, de détruire tout ce que l’autre a.
La patiente vit les deux simultanément :
— une envie archaïque d’un amour maternel jamais reçu,
— une jalousie envers l’enfant qui semble, l’espace d’une scène, être « la bonne version » de la fille.
Dans les deux cas, la douleur est d’une intensité archaïque.
L’enfant fantasmée comme « meilleure » devient le miroir impitoyable d’une fille qui n’a jamais pu être choisie.
V. La honte comme ciment du moi.
Juste après la jalousie, la honte.
Honte corrosive : « Comment ai-je pu ressentir cela ? »
Mais cette honte, Philippe Jeammet le rappelle, protège parfois d’un vide plus radical.
Elle est l’armature paradoxale du moi lorsque l’identité a été construite sur un manque de reconnaissance primordiale.
La honte signe une vérité :
« Il y a là quelque chose de vital que je n’ai jamais reçu. »
VI. Le travail analytique.
La séance permet de déplier la scène :
non pas un conflit avec l’enfant,
mais l’effraction d’une douleur beaucoup plus ancienne.
L’inconscient tente d’éviter l’expérience la plus redoutée :
celle de l’absence définitive de reconnaissance.
La jalousie devient protection contre la chute dans un trou subjectif.
Le travail analytique ouvre alors un autre chemin :
— reconnaître la blessure,
— faire exister l’enfant blessé,
— remettre du tiers là où la fusion maternelle a empêché toute naissance féminine.
Écho filmique : Mon Roi (Maïwenn, 2015)
Présentation.
Film français majeur de la décennie, Mon Roi explore la dépendance affective, la jalousie, la honte et l’effondrement narcissique.
Il met en scène un couple où Tony, interprétée par Emmanuelle Bercot, est entraînée dans une relation où la jalousie devient un mode d’existence, un ciment paradoxal qui assure la continuité du lien.
Contexte
Maïwenn filme le féminin blessé avec une précision clinique rare :
— Tony aime un homme qui la fascine, la décentre et la détruit ;
— l’amour devient addiction ;
— la jalousie devient langage ;
— la honte devient peau psychique.
Le film entier est scandé par ces mouvements contradictoires :
désir / dépendance / captation / perte de soi.
Analyse et articulation à la clinique.
Le film résonne violemment avec l’histoire de la patiente, car il met en scène un sujet féminin qui n’a jamais été l’héritière de personne, et qui entre dans la vie amoureuse avec un narcissisme déjà fragilisé.
On y retrouve les mêmes dynamiques que dans la séance :
1. La non-place d’origine
Comme ta patiente face à sa mère, Tony commence son histoire avec un déficit de reconnaissance intérieure.
Elle cherche dans le regard d’un homme ce que le regard maternel n’a jamais accordé :
une place, une légitimité, une élection.
2. La jalousie comme peau psychique.
Dans Mon Roi, la jalousie n’est pas un défaut :
c’est une tentative de tenir debout.
Lorsqu’elle surgit, elle évite à Tony de sentir la dissolution de son moi — exactement comme pour la patiente devant la petite-fille admirée.
La jalousie devient un anti-effondrement.
Elle permet de maintenir un lien, même toxique, pour éviter l’insupportable :
la sensation d’être un reste, un surplus, un déchet psychique.
3. La honte comme seconde peau.
Tony, comme la patiente, est envahie par la honte.
Honte de ressentir, honte d’aimer trop, honte de ne pas tenir.
Dans les deux cas, la honte vient border un vide archaïque et empêcher l’effondrement.
4. Le tiers manquant
Dans Mon Roi, comme dans la scène clinique, le tiers est absent.
Sans tiers, la relation devient pure captation narcissique.
La patiente n’a jamais eu de tiers dans son histoire maternelle :
d’où la violence de la scène avec la petite-fille, qui rejoue l’impossible triangulation originelle.
5. Le féminin empêché
Le film montre une femme qui n’arrive pas à devenir sujet de son propre désir.
Elle réagit à un regard qui ne lui est jamais accordé.
Exactement le vécu réactivé dans la séance :
Cette impossibilité d’être une femme dans le regard de sa mère, avant d’être une femme pour soi.
Conclusion
L’articulation entre la séance et Mon Roi ouvre un éclairage puissant :
la jalousie n’est pas un affect secondaire.
Elle est l’ultime défense contre un vide fondateur dans lequel tomber serait psychiquement mortel.
Dans les deux cas — Tony dans le film, la femme dans la séance — la jalousie désigne non pas une rivalité, mais une supplique inconsciente :
« Dis-moi que j’existe. »La jalousie comme rempart : quand une petite-fille déloge une femme du regard de sa mère
Joëlle Lanteri – Psychanalyste
I. L’éprouvé de la séance
Une femme raconte qu’elle a été traversée, quelques jours plus tôt, par une vague de jalousie aussi soudaine que violente.
La scène est banale : un repas familial, la mère qui parle, et aux côtés de la femme, ses deux petites nièces.
La mère se penche vers l’une d’elles, la caresse du regard, l’admire, l’exalte.
Les mots fusent : « elle est lumineuse », « elle est si intelligente », « elle est incroyable ».
La patiente écoute.
Elle sourit.
Elle encaisse.
Mais un point incandescent se forme en elle : une brûlure, presque une humiliation.
Une jalousie d’une intensité disproportionnée, impensable sur le moment, qu’elle n’arrive ni à nommer ni à reconnaître comme sienne.
Son appareil psychique, pour la protéger, opère un déplacement fulgurant :
plutôt que de sentir la douleur primitive d’être à nouveau délaissée par sa mère, elle ressent une jalousie dirigée vers l’enfant.
Il est moins dangereux d’être jalouse que de se confronter à la scène intérieure de la non-élection.
II. La scène primitive de la perte
Ce qui se rejoue n’est pas un simple accès d’envie.
Ce qui se rejoue, c’est l’impossible destitution de la mère.
Toute sa vie durant, la patiente n’a jamais pu détrôner la figure maternelle : omniprésente, séductrice, totalisante, jalousée par tous, inaccessible.
La mère occupe la scène comme une actrice principale.
Elle capte, absorbe, fascine.
La fille n’a jamais été élue — et elle n’a même jamais été considérée comme une successeure possible.
Dans le regard maternel soudain retourné vers la petite-fille, la femme redevient :
un déchet psychique — non pas un sujet, mais un reste.
III. La jalousie comme mécanisme défensif majeur
La jalousie est un rempart.
Un paravent contre une douleur plus archaïque encore : celle d’être non seulement détrônée, mais jamais advenue.
Racamier l’avait pressenti : la jalousie surgit pour éviter de sentir l’effondrement narcissique.
La jalousie maintient un lien, même douloureux, là où le vécu d’abandon menacerait de dissoudre le moi.
Ici, la jalousie ne vise pas réellement l’enfant.
Elle vise à protéger la patiente d’un trou noir :
le deuil impossible d’une mère qui n’a jamais offert de place à sa fille.
Cette jalousie est donc une défense contre l’irreprésentable.
Elle est une peau psychique, pour reprendre Didier Anzieu, lorsque le narcissisme primaire a été fissuré trop tôt.
IV. L’envie kleinienne revisitée
Chez Mélanie Klein, la jalousie suppose un tiers — ici, la petite-fille.
L’envie, elle, vise le sein nourricier : le désir de posséder tout, de détruire tout ce que l’autre a.
La patiente vit les deux simultanément :
— une envie archaïque d’un amour maternel jamais reçu,
— une jalousie envers l’enfant qui semble, l’espace d’une scène, être « la bonne version » de la fille.
Dans les deux cas, la douleur est d’une intensité archaïque.
L’enfant fantasmée comme « meilleure » devient le miroir impitoyable d’une fille qui n’a jamais pu être choisie.
V. La honte comme ciment du moi
Juste après la jalousie, la honte.
Honte corrosive : « Comment ai-je pu ressentir cela ? »
Mais cette honte, Philippe Jeammet le rappelle, protège parfois d’un vide plus radical.
Elle est l’armature paradoxale du moi lorsque l’identité a été construite sur un manque de reconnaissance primordiale.
La honte signe une vérité :
« Il y a là quelque chose de vital que je n’ai jamais reçu. »
VI. Le travail analytique
La séance permet de déplier la scène :
non pas un conflit avec l’enfant,
mais l’effraction d’une douleur beaucoup plus ancienne.
L’inconscient tente d’éviter l’expérience la plus redoutée :
celle de l’absence définitive de reconnaissance.
La jalousie devient protection contre la chute dans un trou subjectif.
Le travail analytique ouvre alors un autre chemin :
— reconnaître la blessure,
— faire exister l’enfant blessé,
— remettre du tiers là où la fusion maternelle a empêché toute naissance féminine.
Écho filmique : Mon Roi (Maïwenn, 2015)
Présentation
Film français majeur de la décennie, Mon Roi explore la dépendance affective, la jalousie, la honte et l’effondrement narcissique.
Il met en scène un couple où Tony, interprétée par Emmanuelle Bercot, est entraînée dans une relation où la jalousie devient un mode d’existence, un ciment paradoxal qui assure la continuité du lien.
Contexte
Maïwenn filme le féminin blessé avec une précision clinique rare :
— Tony aime un homme qui la fascine, la décentre et la détruit ;
— l’amour devient addiction ;
— la jalousie devient langage ;
— la honte devient peau psychique.
Le film entier est scandé par ces mouvements contradictoires :
désir / dépendance / captation / perte de soi.
Analyse et articulation à la clinique
Le film résonne violemment avec l’histoire de la patiente, car il met en scène un sujet féminin qui n’a jamais été l’héritière de personne, et qui entre dans la vie amoureuse avec un narcissisme déjà fragilisé.
On y retrouve les mêmes dynamiques que dans la séance :
1. La non-place d’origine
Comme ta patiente face à sa mère, Tony commence son histoire avec un déficit de reconnaissance intérieure.
Elle cherche dans le regard d’un homme ce que le regard maternel n’a jamais accordé :
une place, une légitimité, une élection.
2. La jalousie comme peau psychique
Dans Mon Roi, la jalousie n’est pas un défaut :
c’est une tentative de tenir debout.
Lorsqu’elle surgit, elle évite à Tony de sentir la dissolution de son moi — exactement comme pour la patiente devant la petite-fille admirée.
La jalousie devient un anti-effondrement.
Elle permet de maintenir un lien, même toxique, pour éviter l’insupportable :
la sensation d’être un reste, un surplus, un déchet psychique.
3. La honte comme seconde peau
Tony, comme la patiente, est envahie par la honte.
Honte de ressentir, honte d’aimer trop, honte de ne pas tenir.
Dans les deux cas, la honte vient border un vide archaïque et empêcher l’effondrement.
4. Le tiers manquant
Dans Mon Roi, comme dans la scène clinique, le tiers est absent.
Sans tiers, la relation devient pure captation narcissique.
La patiente n’a jamais eu de tiers dans son histoire maternelle :
d’où la violence de la scène avec la petite-fille, qui rejoue l’impossible triangulation originelle.
5. Le féminin empêché
Le film montre une femme qui n’arrive pas à devenir sujet de son propre désir.
Elle réagit à un regard qui ne lui est jamais accordé.
Exactement le vécu réactivé dans la séance :
cette impossibilité d’être une femme dans le regard de sa mère avant d’être une femme pour soi.
Conclusion
L’articulation entre la séance et Mon Roi ouvre un éclairage puissant :
la jalousie n’est pas un affect secondaire.
Elle est l’ultime défense contre un vide fondateur dans lequel tomber serait psychiquement mortel.
Dans les deux cas — Tony dans le film, la femme dans la séance — la jalousie désigne non pas une rivalité, mais une supplique inconsciente :
« Dis-moi que j’existe. »