19/12/2021
Après la chute du paradis de son enfance, enchaîné dans des liens de loyauté, la douceur est nourriture et force indestructible de vie.
Anne Dufourmantelle, docteur en philosophie et psychanalyste, traductrice sensible des émotions, témoignait dans son travail d’écoute fine, humaine et pointue du pouvoir lumineux et libérateur de la douceur. Un hymne à la douceur, un lien de tendresse salvatrice entre les êtres. Un regard de désir en devenir, doux et neuf sur sa vie.
« Être mise au monde ce n'est pas encore naître. Pour cela, il faut apprendre à quitter le paradis, la terre promise de toutes les retrouvailles, toutes les reconnaissances, tout l'amour en une seule fois. Pour le retrouver autrement, singulièrement, à partir de soi.
Mais si le père ou la mère n'ont pas fait de place à l'autre, si l'enfant vient combler toutes les attentes frustrées, s'il est le dépositaire de haines bien plus solides que lui, il vient au monde déjà enseveli.
La drogue, l'alcool, la nourriture, la cigarette, un certain rapport au sexe et toutes les dépendances dans lesquelles on peut être pris " à son corps défendant" sont les échos étouffés de cet ensevelissement vivant. (...)
On ne peut être sevré que si l'on a été nourri, si cela a manqué au départ, c'est cette sensation du manque que l'on cherchera à retrouver sans cesse dans la faim où vous laisse toute drogue quelle qu'elle soit » (...)
L'adolescence est faite pour trouver le chemin d'une révolte qui brisera quelque peu les chaînes de cette fidélité pour entrer dans sa vie.
Mais la plupart des êtres restent en deçà de l'adolescence, ligotés par des serments qu'ils ignorent avoir prononcés, par une fidélité qui leur fait recommencer toujours les mêmes liens, même s'ils se révèlent être faits de haine, d'abandon, de trahison.
Ils veulent retrouver le goût de ce premier objet d'amour perdu, ce ravissement dans lequel ils ont été pris "avant".
Il faut croire que la liberté est difficile quand elle signifie trahir celui ou celle qui nous a mis au monde. Je veux dire vraiment désobéir, pas se révolter dans la haine mais briser les envoûtements, affronter les spectres du passé et prendre la mesure de sa voix intime, celle qui vous convoque à enfreindre des lois séculaires pour aller à la rencontre, dans une grande solitude, de la dimension de l'inespéré.
Or nous sommes des êtres d'obéissance et nous sommes accablés sous le poids de nos devoirs et de nos dettes.
Comment ne pas le reconnaître devant la multitude de ces vies brisées, défaites sous le poids de ces deuils impossibles, de ces loyautés tenues jusqu'à la déchéance, de cette impossibilité que nous avons à forcer l'inéluctable pour trouver notre propre voie ?»
(Anne Dufourmantelle, « La Femme et le Sacrifice : D'Antigone à la femme d'à côté »).
10 ans après l'écriture de son essai sur les figures sacrificielles, les femmes héroïnes mythiques, elle deviendra à son tour et bien malgré-elle une figure sacrificielle courageuse pour avoir trouvé la mort en sauvant deux enfants de la noyade.
Quelques années avant nous quitter, Anne Dufourmantelle, avec délicatesse et force, faisait "l'éloge du risque" puis celui de la douceur comme étant une arme redoutable contre les souffrances qui endurcissent et isolent.
Risque et douceur, armes qu'elle investit à tour de rôle personnellement dans toutes ses formes, posture, paroles et actions.
Elle fait de la douceur une force d’une grande puissance, d’autant qu’elle s’avoue dans toute sa fragilité, son évanescence.
« La douceur est invisible » disait Marc Aurèle, légère mais très lourde de sens.
Avant tout, elle est subversive et poétique : « La douceur appartient à l’enfance, elle est un retour sur soi, le nom secret de la beauté et de l’élan mystique ».
L’auteure oppose à la douceur non pas la violence mais plutôt les faux-semblants, la mièvrerie, les « compromissions, la suavité frelatée et autre bouillie sentimentale. ».
La douceur pour elle c’est une énigme qu’elle s’efforce de déchiffrer, un rapport au monde construit dans « un double mouvement d’accueil et de don, doté d’un pouvoir de transformation sur les êtres et les choses ».
Elle définit la douceur au sein du travail thérapeutique comme étant le contraire de l’effraction, ce qui permet de tenir la bonne distance pour que chacun puisse « exister dans un espace propre » mais tout en pouvant se sentir soutenu par une écoute enveloppante.
Elle parle du « déni du besoin de douceur » comme un des modes privilégiés actuels d’entrée en dépression. L’homme crève de ne pas pouvoir s’avouer ébranlé dans son humanité, sensible et vulnérable dans sa puissance éphémère.
A. Dufourmantelle exhume la douceur de son refoulement sociétal qui prône la dureté et la neutralité, dénudée de toute émotion réduisant l’être à l’objet, mais elle l’écarte aussi définitivement de la béatitude stérile. La douceur n’est ni mollesse ni sacrifice mais protection vitale qui encourage à l’autonomie et favorise l’estime de soi.
La douceur est nécessaire comme une deuxième peau qui enveloppe les êtres à chaque moment crucial de leur développement. Du bébé à la chrysalide qui ont respectivement besoin de soins de peau à peau ou d’un cocon et, de l’adolescent à la personne âgée, davantage vulnérables qui gagnent à être portés d’un écrin de caresse, chaque être vivant requiert de la douceur pour survivre à la brutalité de la vie.
Jusqu’au règne animal, le petit a besoin d’être léché suffisamment par sa mère, un soin de douceur délicat pour pouvoir grandir.
La douceur est force de résistance contre cette violence anonyme, neutre, inodore et incolore. Elle est beauté intérieure.
Cette beauté, qui n’est pas ostentatoire, reconnait et accepte la profondeur de l’âme et son abime vertigineux.
C’est l’inverse de la beauté incarnée par le kitsch dont parle Milan Kundera dans « l’insoutenable légèreté de l’être » qui est la beauté exagérée et rendue ridicule, criarde, pour cacher ce qui est laid et terrible au fond de soi, la brutalité de la société formatée.
Le kitsch est « le paravent de la mort » qui permet « d’exclure de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable ».
Dans son essai sur la puissance de la douceur, A. Dufourmantelle sait en extraire la valeur symbolique et la quintessence de la douceur :
‘' De l'animalité, elle garde l'instinct, de l'enfance l'énigme, de la prière l'apaisement, de la nature, l'imprévisibilité, de la lumière, la lumière.''
« En tricotant le lien thérapeutique » par Hervé et Stamatina PRINCL.
Citations:
- Hélène Delanoy, « Fluidité » autoédition, 2019
- Anne Dufourmantelle « La Femme et le Sacrifice : D'Antigone à la femme d'à côté » éditions Denoël, 2007
- Anne Dufourmantelle « la puissance de la douceur » éditions Payot et rivages, 2013
-Milan Kundera « l’insoutenable légèreté de l’être », éditions Gallimard, 1990