09/06/2025
Le Hieros Gamos dans la Pensée de Carl Gustav Jung : Conjonction Sacrée et Individuation
Une Union Primordiale
Le terme Hieros Gamos — mariage sacré en grec ancien — désigne dans les traditions religieuses et mythologiques l’union sacrée entre deux principes divins, souvent masculin et féminin. Cette notion, que l’on retrouve aussi bien dans les mythes sumériens que dans la mystique chrétienne, est reprise et réinterprétée par Carl Gustav Jung dans le cadre de sa théorie de l’individuation, comme symbole central de la conjonction des opposés dans la psyché humaine.
Dans l’œuvre jungienne, le hieros gamos ne relève pas d’un acte sexuel concret mais d’une alchimie intérieure, d’un processus profond et transformateur qui vise à réconcilier les pôles masculin/féminin, conscient/inconscient, esprit/matière. Il s’inscrit dans une dynamique d’unification de la personnalité autour du Soi, le centre régulateur de la psyché.
Sources archétypales et historiques du Hieros Gamos
Le hieros gamos est une structure mythique présente dans de nombreuses civilisations :
• En Mésopotamie, le roi incarnait le dieu Dumuzi et s’unissait rituellement à la grande prêtresse représentant Inanna.
• En Grèce antique, Héra et Zeus consomment un mariage hiérophanique sur le mont Ida.
• Dans le Cantique des Cantiques, l’union de l’époux et de l’épouse devient allégorie du lien entre Dieu et l’âme.
• Dans l’alchimie, cette union devient l’unio mystica, la coniunctio oppositorum : le roi (Sol) et la reine (Luna), le soufre et le mercure, le fixe et le volatil.
Pour Jung, ces récits sont des images archétypiques issues de l’inconscient collectif. Ils ne décrivent pas une réalité historique ou morale, mais le processus psychique universel par lequel l’individu tente de devenir entier.
Le Hieros Gamos comme Coniunctio dans l’alchimie
Jung a longuement étudié les traités alchimiques dans Psychologie et Alchimie (1944) et Mysterium Coniunctionis (1955-1956). Il y voit dans le hieros gamos le moment culminant de l’œuvre alchimique : la coniunctio oppositorum, ou union du roi et de la reine dans le vase hermétique.
Il écrit :
« Le hieros gamos est le symbole suprême du processus d’individuation ; il exprime le but de toute transformation : la réconciliation des contraires dans l’unité du Soi. »
(Mysterium Coniunctionis, CW 14, § 705)
Le hieros gamos est ainsi l’union intérieure de l’animus et de l’anima, de l’esprit et de la nature, du moi et de l’inconscient. Il s’agit d’un processus psychique vécu sous forme de rêves, de visions ou d’expériences symboliques.
L’anima, l’animus et le hieros gamos
Dans la typologie jungienne, l’anima est l’archétype du féminin dans la psyché masculine, et l’animus celui du masculin dans la psyché féminine. Ces figures apparaissent dans les rêves, les fantasmes, les projections amoureuses et les conflits intérieurs.
La rencontre et l’union entre anima et animus est le moment symbolique du hieros gamos :
• L’homme intègre son anima, non plus comme une muse ou séductrice, mais comme guide intérieur.
• La femme intègre son animus, non plus comme critique ou tyran, mais comme force de discernement et d’action créatrice.
C’est à travers cette union intérieure que l’être humain accède à la totalité psychique, c’est-à-dire au Soi. Ce processus est souvent annoncé par des rêves d’union, de mariage, d’étreinte mystique ou d’alchimie entre deux figures.
Expériences visionnaires de Jung : un Hieros Gamos vécu
Jung lui-même a connu des expériences qu’il a interprétées comme des hieroi gamoi symboliques. En 1944, après un infarctus, il vit une série de visions (rapportées dans Ma vie), au cours desquelles il entre dans un temple lumineux où il sent qu’un événement sacré se prépare — une conjonction. Il associera plus t**d cette vision à une expérience d’union sacrée, non au sens sexuel, mais mystique et intérieur.
« Tout dans ce temple était uni à tout. C’était un monde d’unité et de totalité. »
(Ma vie, 1961, ch. “Visions”, p. 329)
La dimension transpersonnelle du Hieros Gamos
Contrairement à une lecture psychologisante ou romantique, Jung insiste sur le fait que le hieros gamos n’est pas une union érotique ordinaire ni un mariage de convenance psychique. Il s’agit d’une expérience transpersonnelle, qui touche à l’essence du sacré.
Dans Psychologie et Alchimie, il note :
« L’expérience de la conjonction des opposés est souvent vécue comme une mort suivie d’une renaissance. L’union sacrée passe par la dissolution du moi. »
Ce n’est qu’en abdiquant ses illusions sur lui-même que l’être humain peut se rendre disponible à une véritable conjonction.
Le Hieros Gamos comme finalité du processus d’individuation
L’individuation est le processus par lequel un individu devient lui-même, un être unifié, total, distinct de la persona sociale et du moi égotique. Le hieros gamos est l’image finale de ce processus, souvent figurée par le mariage, le couple royal, ou l’enfant hermaphrodite (Rebis alchimique).
Il s’agit d’un passage :
• de la dualité (conflit intérieur, division psychique),
• à la tension des opposés (prise de conscience),
• puis à la conjonction (réconciliation symbolique),
• et enfin à la naissance d’une totalité vivante et créatrice.
Une union vivante au cœur de l’âme
Le hieros gamos chez Jung n’est ni un mythe mort ni une allégorie abstraite : il est un archétype opérant, qui agit dans la vie intérieure de chacun. Il exige le dépouillement, la rencontre de l’ombre, la reconnaissance de l’anima ou de l’animus, et une disponibilité à l’inconscient.
En cela, il s’inscrit dans la lignée des mystiques, des alchimistes et des poètes, mais il trouve sa formulation moderne dans la psychologie analytique : une voie royale vers l’âme entière.
« Le but de l’individuation est le Soi, et l’union sacrée, le hieros gamos, en est l’image archétypique. »
— C.G. Jung, CW 9/2, § 225
LBL
Bibliographie sélective
• Jung, C.G. Psychologie et Alchimie. Paris : Buchet-Chastel, 1970. (CW 12)
• Jung, C.G. Mysterium Coniunctionis. Paris : Albin Michel, 1980. (CW 14)
• Jung, C.G. Ma Vie. Paris : Gallimard, 1991.
• Von Franz, M.-L. Alchimie et imagination active. La Fontaine de Pierre, 1997.
• Edinger, E. Anatomie de l’âme. Le Livre de Poche, 2003.