18/11/2025
Quand l’enfant porte le monde : La parentification, cette blessure secrète dont on ne parle jamais.
Il est des enfants que l’on reconnaît tout de suite.
Non parce qu’ils font du bruit.
Mais parce qu’ils n’en font pas.
Ils ont ce regard étonnamment clair, une gravité inexplicable, une maturité qui les précède comme une ombre.
Des enfants plus vieux que leur âge.
Vieillards miniatures.
Gardien·ne·s de secrets qui ne leur appartiennent pas.
On dit qu’ils sont sages.
On dit qu’ils sont responsables.
On dit qu’ils « comprennent tout ».
Mais ce que personne ne dit, c’est ceci :
ils ont été sacrifiés.
Non par malveillance, mais par manque, par vide, par effondrement autour d’eux.
La parentification : quand l’enfant devient le pilier
Il arrive parfois qu’un enfant soit appelé trop tôt au chevet des adultes.
Qu’il devienne la béquille, le pilier, le souffle même d’une famille en déséquilibre.
C’est cela, la parentification.
Ivan Boszormenyi-Nagy — l’un des premiers à nommer l’indicible — écrivait :
« La parentification se produit lorsque l’enfant fournit à ses parents un soin qui excède ce que l’on peut attendre de lui à son âge. »
— Invisible Loyalties, 1973, p. 128
Le seuil est franchi quand l’enfant ne peut plus être enfant.
Quand il se transforme en confident, en thérapeute, en médiateur, en adulte précoce.
C’est une inversion douce en apparence, mais radicale dans l’âme.
Une loyauté plus forte que la gravité
Dans certaines familles, l’amour n’est pas une tendresse.
C’est une dette.
Un devoir.
Une injonction muette : « Tiens-nous ensemble. Sauve-nous. Ne nous laisse pas tomber. »
Cette loyauté, Boszormenyi-Nagy la nommait « invisible », car elle s’inscrit dans la chair avant les mots :
« L’enfant loyal se sacrifie afin de maintenir la cohésion familiale. »
— Invisible Loyalties, p. 156
Sacrifice sans témoin.
Offrande sans autel.
Croix portée dans le silence des chambres d’enfants.
Les deux blessures : émotionnelle et pratique
Gregory Jurkovic, héritier direct de cette lignée clinique, a décrit les deux versants de ce fardeau :
« La parentification survient lorsque l’enfant prend des responsabilités émotionnelles ou pratiques inadaptées à son développement. »
— Lost Childhoods, 1997, p. 4
Il y a l’enfant émotionnellement parentifié,
celui qui devient le psychologue de sa mère,
l’épaule de son père,
le baume d’un foyer déchiré.
Et il y a l’enfant instrumentalement parentifié,
celui qui gère, répare, organise, travaille,
prend en charge les plus jeunes,
veille à ce que le monde familial ne s’écroule pas.
Les deux souffrent.
Les deux se perdent un peu d’eux-mêmes.
Le prix payé dans l’ombre
La parentification laisse une empreinte longue, profonde, parfois indélébile.
Les études (Chase, Hooper, Jurkovic…) le confirment :
ces enfants devenus adultes portent en eux une hyper-responsabilité écrasante,
une culpabilité archaïque,
et cette étrange incapacité à s’autoriser la paix.
Ils deviennent les sauveurs du monde, sauf d’eux-mêmes.
Toujours les premiers à comprendre,
les derniers à demander.
Toujours là pour tous,
jamais là pour eux.
Winnicott, avec son incroyable simplicité, résumait d’une phrase tout le drame :
« L’enfant a besoin que quelqu’un s’occupe de lui, pas l’inverse. »
— The Child and the Family, 1957, p. 57
Lorsque cette base manque, c’est un continent intérieur qui penche.
Et pourtant… cette blessure porte une lumière
Christiane Singer aurait dit :
« La blessure devient un sanctuaire quand on cesse d’y agoniser pour y respirer. »
Ces enfants parentifiés — devenus adultes — portent en eux une force rare :
une profondeur,
une empathie abyssale,
une capacité de présence qui traverse les nuits des autres.
Ce n’est pas un hasard s’ils deviennent souvent soignants, artistes, thérapeutes, enseignants…
L’expérience les a façonnés pour comprendre l’invisible.
Mais cette force n’enlève rien à la blessure.
Et la blessure n’enlève rien à la force.
Les deux cohabitent — c’est là toute la complexité de l’âme humaine.
Guérir, c’est rendre l’enfant à l’enfant
La guérison ne consiste pas à accuser mais à restituer.
À rendre à l’enfant ce qui lui fut pris :
le droit d’être fragile,
le droit d’être imparfait,
le droit d’avoir peur,
le droit de ne pas porter le monde.
La guérison commence ainsi :
• reconnaître le fardeau ;
• briser la culpabilité ;
• apprendre à dire NON sans mourir d’angoisse ;
• découvrir, enfin, ses propres besoins ;
• choisir sa propre vie.
Guérir, c’est cesser d’être le parent de ses parents.
C’est remettre les responsabilités à leur place.
C’est laisser les adultes assumer ce qui leur appartient.
C’est apprendre à respirer pour soi.
Pour tous les enfants parentifiés devenus adultes
Vous n’étiez pas là pour sauver.
Vous étiez là pour vivre.
Et ce simple droit — vivre — vous a été dérobé trop tôt.
Aujourd’hui encore, vous avancez avec ce mélange étrange de force et de lassitude.
Vous portez les autres comme on porte la nuit.
Et pourtant, derrière cette fatigue ancienne, une lumière persiste — votre lumière.
Il est temps qu’elle vous serve à vous.
Il est temps qu’elle éclaire votre propre route.
Il est temps de déposer le fardeau, de rendre l’offrande, de reprendre votre souffle.
Parce que la vie n’attend plus.
Parce que vous méritez, enfin, d’exister pleinement.
LBL
fans
Références exactes
• Boszormenyi-Nagy, I. & Spark, G. (1973). Invisible Loyalties. Harper & Row.
• p. 128, p. 156
• Jurkovic, G. (1997). Lost Childhoods: The Plight of the Parentified Child. Brunner/Mazel.
• p. 4
• Chase, N.D. (1999). Burdened Children. Sage Publications.
• p. 12
• Winnicott, D.W. (1957). The Child and the Family. Tavistock.
• p. 57