14/12/2024
Parmi les passages les plus bouleversants de la littérature espagnole...
Je n'ai jamais pardonné à mon frère jumeau de m'avoir abandonné, seul, pendant six longues minutes dans le ventre de ma mère. Six minutes d'obscurité oppressante, à flotter comme un astronaute perdu dans l'immensité du vide. De l'autre côté, je percevais les baisers qui pleuvaient sur lui. Chaque son m'arrivait distinctement, et chacun de ces baisers m'excluait un peu plus.
Ces six minutes furent les plus longues de ma vie. Elles scellèrent une vérité irrévocable : mon frère serait l’aîné, le premier-né, et le favori de ma mère.
Depuis ce jour, j’ai pris l’habitude de le devancer partout. Je sortais toujours le premier de la chambre, de la maison, de l’école, du cinéma — quitte à manquer la fin des films. Je ne supportais plus d'arriver en second.
Un jour, pourtant, je me suis distrait. Ce jour-là, c'est lui qui a pris les devants et qui est sorti dans la rue avant moi. Je me souviens de son sourire doux et confiant alors qu’il me regardait. Ce fut l’instant précis où la voiture l’a percuté.
Lorsque ma mère a entendu le bruit du choc, elle s’est précipitée hors de la maison. En courant, elle m’a dépassé. Ses bras étaient tendus vers le corps de mon frère, mais c’est mon nom qu’elle a crié.
À ce jour, je n'ai jamais corrigé son erreur.
"Je suis mort, et c’est mon frère qui a survécu."
— Extrait d'une nouvelle de l'écrivain espagnol Rafael Noboa.
Traduit par Le monde littéraire