02/01/2025
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Shi gu sei gan mon
Ouverture des quatre vastes vœux
En cette période de bons vœux de nouvelle année, nous pourrions nous rappeler et nous souhaiter les quatre vastes vœux du bodhisattva.
Leur énoncé vient de leur reformulation des quatre vœux anciens, dans le Sūtra de l'Estrade, par le Patriarche Huìnéng. Rappelons qu’il s’est éveillé en entendant « l'esprit ne demeurant nulle part » (un verset du Sūtra du Diamant) et qu’il n’a cessé par la suite d’enseigner la vacuité de toute chosification, y compris spirituelle.
En formulant ces quatre vastes vœux, il nous met ainsi en garde contre une interprétation erronée qui s'attacherait aussi bien à un sujet qui voudrait (« ce n’est pas moi, Huìnéng, qui libère des êtres ») qu’à des apparences fictives d’extériorité/altérité, qui s’attacherait donc à chosifier l’intimité des événements par la vue erronée de séparation entre sujet intérieur/objets extérieurs, entre moi/autres. C’est pourquoi l’énoncé de « mu », l’invitation au dépouillement de toute chosification, sens pratique même de la vacuité, se manifeste à chaque verset comme condition précédant l’énoncé de l’aspiration, du vœu, et de la pratique (verbe final). D’où la qualification de « vaste » pour ces vœux.
Huìnéng nous rappelle qu’il ne s’agit pas de libérer des « êtres » qui seraient extérieurs, et que « êtres » désigne les diverses habitudes erronées de l’esprit dualiste. Qu’il ne s’agit pas de mettre fin à des afflictions qui existeraient en soi, car elles ne sont qu’illusions de l’esprit, dissipées par la sagesse. Qu’il ne s’agit pas plus d’acquérir des enseignements extérieurs, l’enseignement véritable consistant à laisser notre nature intime pratiquer le vrai Dharma. Qu’enfin il ne s’agit pas d’atteindre une voie bouddhique suprême réifiée, mais d’abandonner la dualité illusion/illumination, vrai/faux.
L’énoncé de ces vœux nous rappelle la vacuité de toute fabrication de l’esprit, alors que notre habitude erronée est de croire saisir comme « réalité » ce qui n’est que dénomination mentale, pure convention relative. Ainsi se résout le paradoxe de chaque verset entre sans-délimitation et transcender au premier vers, sans-terminer et cesser au deuxième, sans-évaluer et étudier au troisième, sans-supériorisation et s’accomplir au quatrième et dernier vers.
Le vœu véritable, l'effort harmonieux, est expression bodhisattvique, non pas d’une lutte contre des situations insurmontables qu’on affronterait, puisqu’il n’y a personne qui affronte rien en soi à surmonter. Il s’agit de réaliser la vue profonde des événements tels quels, libérés de toute chosification, éprouvant en pratique leur vacance même d’existence durable et séparée de notre intimité. Si les événements semblent avoir en apparence une identité propre, séparée, avec ses formes et ses noms, cette idée n’est que conventionnelle, nominale, conceptuelle, et forme et nom ne sont que des jeux de l’esprit. Dans la vue de leur nature véritable, les événements sont dépourvus de toute délimitation, de toute finalisation, de toute évaluation, de toute supériorisation.
Ces quatre vœux rappellent les quatre nobles vérités : souffrance de l’insatisfaction de toute saisie de phénomènes conditionnés, investigation de leur nature vide, c’est-à-dire coavènement conditionné, menant au dépouillement, cessation en vue claire de la vacuité de toute chosification, chemin ou pratique du lâcher-prise. Ces quatre nobles vérités se déploient dans l’énoncé grammatical interne même de chaque vers, de structure quadruple (groupe nominal présentant une situation, dépouillement avec « mu » suivi de la croyance sous-jacente qui s’abandonne, vœu-aspiration bouddhique de libération comme épanouissement de la nature déjà libre, activité bouddhique). Les quatre nobles vérités s’expriment enfin par la forme même du quatrain, avec quatre vers portant respectivement sur les existences-souffrance, les afflictions-coavènement conditionné, la porte du Dharma-cessation, la voie-bouddhique-chemin.
Puissions-nous permettre à ces vœux de s’épanouir,
Gassho
Nyojo
四弘誓願門
Shi gu sei-gan mon
Quatre/vastes/vœux/aspirations/porte, entrée, voie, tradition
Ouverture des quatre vastes vœux-aspirations
衆生無邊誓願度
shu-jō mu-hen sei-gan dō
shu : foule, multitude, tous
jō : naissances, vies, existences
mu : ne pas avoir, être dépourvu de, sans. Expression sino-japonaise de Śūnyatā, pratique du dépouillement, vue de l’évanouissement de toute fabrication, de toute chosification
hen : bord, marge, limite, frontière, au sens ici de la délimitation de « choses » ; si les conventions de noms et formes sont relativement utiles, n’oublions pas qu’elles ne sont finalement que « construire des digues dans le vaste ciel » (Keizan)
sei : vœu, faire vœu, et gan : souhaiter, aspirer. Sei-gan : vœu, ou faire vœu, vivre par vœu, aspirer à, au sens bodhisattvique, non de la quête d’un but, d’un objet, mais au sens vaste et amical, que tous les phénomènes se libèrent en laissant s’épanouir leur nature même, sans limite objective, libre de toute chosification.
dō : traverser, passer sur l’autre rive (du nirvāṇa), libérer, au sens de transcender.
La multitude vivante sans délimitation aspire à transcender,
煩悩無尽誓願断 煩惱無盡誓願斷
bon-nō mu-jin sei-gan dan
bon : souci, et no : irritation. Bon-no désigne les kleśa (klesha), les afflictions, tourments, poisons, illusions, naissant toutes de l’avidité, l’aversion et la confusion.
jin : finir, terminer, épuiser, au sens ici d’arrêter, stopper les illusions (ce qui est impossible puisqu’elles n’ont pas d’existence propre).
dan : trancher, interrompre, abandonner, s’abstenir. Il s’agit ici d’inhiber, non pas quelque chose, mais la chosification même, arrêter de faire, y compris ici l’action mentale de vouloir faire disparaître l’illusion (qui est la définition du déni même, avidya, l’ignorance).
L’affliction sans terminer aspire à cesser,
法門無量誓願學
hō-mon mu-ryō sei-gan gaku
hō : Dharma et mon : porte. On dit souvent au pluriel « portes du Dharma », comme synonyme des enseignements du Bouddha, et plus largement les phénomènes (dharmas) au sens où leur manifestation advient comme possibilité de libération. Mais il y a aussi mention dans la tradition de 一門 l’Unique Porte, ou Porte d’Unité, désignant la voie et la lignée du Bouddha
ryō : mesurer, estimer, évaluer (l’activité même du mental discriminant, dualiste)
gaku : apprendre, comprendre, étudier. Il ne s’agit donc pas ici d’acquérir ou d’accumuler des savoirs, fussent-ils bouddhiques, mais précisément de désapprendre, de nous déprendre, de laisser tomber toutes les chosifications. C’est cela qu’enseigne le Bouddha, dans tous ses enseignements, y compris ne pas sacraliser les enseignements eux-mêmes (« rien de sacré », dirait Bodhidharma).
L’ouverture du Dharma sans évaluer aspire à étudier,
佛道無上誓願成
butsu-dō mu-jō sei-gan jō
butsu : Bouddha, bouddhique, et dō : la Voie, le chemin, c’est-à-dire la pratique bouddhique, l’octuple sentier
jō 上 : haut, sommet, supériorité, aller en haut - avec ici la croyance en une supériorité spirituelle, le désir d’atteindre un état supérieur où il faudrait se maintenir, en ignorant la compassion du retour au monde. Il s’agit au contraire de laisser « s’effacer toute trace », « comme un fou, comme un idiot ».
jō 成 : réussir, s’accomplir, se parachever.
La Voie du Bouddha sans supériorisation aspire à s’accomplir.